Ceux qui n’aiment pas Casablanca disent qu’elle n’a pas d’histoire, que cette ville est un champignon, un chancre, né du mariage forcé entre le protectorat français et le prolétariat marocain. Comme un enfant illégitime, issu d’un viol et d’une mauvaise histoire, qui traîne cette faute originelle comme un fardeau, une croix, un mauvais chromosome.
Tout cela est exagéré, mais pas totalement faux. Et c’est la raison pour laquelle, au final, l’histoire de cette ville ressemble parfois à de la confiture. Comme il n’y en a pas beaucoup, on va l’étaler, l’étaler…
Pour le visiteur pressé, Casablanca n’a pas ou si peu de monuments à offrir, juste quelques lieux modestes, au charme déguisé et à la beauté cachée, qu’il faut tenter de débusquer. Labhira fait partie de ces lieux. Il ne ressemble à rien, c’est un non-lieu, mais il est magique. Parce qu’il rappelle le passé de la ville, cette histoire longue et courte à la fois, qu’il fallait étaler et étaler…
Si vous feuilletez d’anciens guides touristiques de la cité blanche, il y a des chances que vous tombiez sur Labhira, la place ou le marché. C’est Derb Ghallef avant Derb Ghallef. Situé à l’entrée de la médina, au bout de derb «lingliz» (rue des Anglais), cet endroit servait de friperie où l’on pouvait trouver aussi bien des vêtements que des livres bon marché. Pas facile d’y entrer ni d’en sortir : il faut jouer des coudes, et ne pas hésiter à marcher sur les pieds de son prochain s’il le faut. Ce côté anarchique fait partie du charme de la place.
Il était là, comme ça, le premier endroit, le plus exigu et le plus ancien, où l’on pouvait acheter des livres scolaires et de la littérature en tout genre. Y compris de la BD et des vieux magazines que l’on pouvait vendre, acheter ou échanger.
Avant les «joutiyate» (marchés aux puces) de Derb Ghallef, de Korea ou de Hay Hassani, avant les bouquinistes de Gauthier ou du Maarif, il y avait donc ce non-lieu, cet espace un peu forain, cet endroit fou où les livres passaient de main en main et pour pas cher. C’est là que la passion pour les livres, tous les livres, est née pour bien des Casablancais, pour les fils de quelqu’un comme les fils de personne…
Les livres, donc, c’était le clou de Labhira, ce petit plus qui lui a valu de s’inviter dans les guides touristiques. Sans les livres, sans ce désordre magique, Labhira n’est qu’un non-lieu mal fichu, où vous êtes constamment assailli par les portefaix, les mendiants et les pickpockets sans jamais savoir qui est qui et qui fait quoi.
Pourquoi je vous parle de tout cela, alors? Parce que la presse nous a appris qu’un bulldozer municipal a démoli l’une des dernières «librairies» de Labhira. Les explications, si l’on a bien compris, tournent autour de la «libération de l’espace public». Et les images sont saisissantes, horribles (le mot n’est pas trop fort).
Un bulldozer payé par le service public qui détruit des centaines de livres. Comme de vulgaires ordures ménagères, des immondices. Vous vous rendez compte ?
C’est un scandale et une honte. Il n’existe rien, aucun prétexte, qui puisse justifier la destruction d’une librairie. Ni le «massacre» des livres.
Il faut demander des comptes aux responsables de la «tuerie» de Labhira.
Un livre abandonné, c’est comme ce morceau de pain que vous pouvez trouver sur le sol, dans la rue: vous le prenez, vous l’embrassez, vous le donnez à quelqu’un qui en a besoin. Ou vous le rangez dans un endroit sûr et digne. Vous en prenez soin, vous le protégez. Cela s’appelle le respect.