Je corresponds depuis des années, de façon assez régulière, avec une personne qui vit là-haut dans la montagne, du côté du jbel Ayachi, où elle exerce la noble profession de… attendez, je ne vais pas vous donner trop de détails, on pourrait la reconnaître. Disons qu’elle est fonctionnaire et restons-en là.
Donc, depuis des années nous échangeons des mails sur les sujets les plus divers, de la poésie de Verlaine aux gypaètes barbus -il y en a du côté de Midelt-, de la politique économique à la meilleure façon de réussir un risotto -faut-il touiller ou secouer?
Mais il y a du nouveau -et c’est l’objet de cette chronique. Depuis quelques semaines, la prose d’Illi -nommons-la ainsi- a changé. Elle est devenue châtiée, pour ne pas dire précieuse. Des adverbes sont apparus, incongrus, la subtile concordance des temps s’est imposée, ‘moult’ et ‘maint’ ont éclos sous les doigts effilés d’Illi, le premier invariable, le second changeant, comme il se doit.
- Holà, me suis-je dit (sobrement) après avoir lu quelques messages d’une rare élégance que Chateaubriand ou Proust auraient pu signer sans rougir.
Quelques jours plus tard, nouvelle missive parfaitement rédigée dans laquelle Illi me parle de la neige qui tombe dans sa région avec des accents que Charles d’Orléans n’aurait pas reniés, du genre «Hiver, trop êtes plein/ De neige, vent, pluie et grésil» ou «Le temps a laissé son manteau/ De vent, de froidure et de pluie», etc.
«Le style, c’est l’homme, donc c’est aussi ses particularismes, ses dadas attendrissants, ses mots mal prononcés.»
- Holà, me suis-je dit derechef, et j’ai voulu en avoir le cœur net. Surmontant ma phobie du téléphone, j’ai appelé la gente dame.
- Illi, avoue: soit on t’a greffé les méninges d’une académicienne, soit l’écrivain public de Midelt sort de Normale Sup’.
- Rien de tout cela, me répondit la dame, j’ai fait l’acquisition d’un programme d’Intelligence Artificielle qui réécrit mes textes dans le style que je veux. Celui de ton Proust, par exemple, dont tu me rebats les oreilles depuis au moins trois papes alors qu’il n’a qu’une lettre de plus que Prost le pilote.
Damned! L’IA, encore l’IA, toujours l’IA! Les gars, nous sommes cernés!
Mais, Illi, nom d’un chien -et par-delà Illi, vous tous, frères humains-, ce sont justement tes plaisants solécismes, tes fautes de syntaxe, tes barbarismes, tes confusions, tes erreurs de registre, tes ‘cuirs’ -comme dirait, justement, Proust- qui font le charme de tes messages. Ce sont eux qui font ta personnalité, qui amusent ou qui émeuvent! Je préfère lire ‘esplique-moi…’ qu’explique-moi; le poétique ‘l’étoile d’araignée’ que ‘les toiles…’; le fautif ‘je sais pas’ qui n’a pas empêché Sarkozy d’accéder à la magistrature suprême; l’étrange ‘hommelette’ aux relents de cannibalisme…
Pendant des années, à l’adolescence, je disais ‘donne-moi le’ au lieu de ‘donne-le moi’ et ‘plus bon’ au lieu de ‘meilleur’: ces erreurs étaient ma marque de fabrique. Le style, c’est l’homme, donc c’est aussi ses particularismes, ses dadas attendrissants, ses mots mal prononcés (‘Paule’ n’est pas ‘Paul’, ‘maure’ n’est pas ‘mort’, mais qui s’en soucie vraiment?).
Il y a eu Chateaubriand, auteur immense au style inimitable… C’est ce qu’on pensait du moins; il semble qu’avec l’IA, son style soit, justement, imitable. Et alors? On y gagne quoi? On aurait des centaines, des milliers de Chateaubriand? Dans la montagne et dans les plaines?
Et la gentille Illi, elle est où dans tout ça? Et nous-mêmes? Qui nous donnera des nouvelles de nous?