La falsification des cartes: cent ans d’effacement de la souveraineté marocaine au Sahara

Jillali El Adnani.

Jillali El Adnani.

ChroniqueDe 1845 à 1956, la cartographie coloniale fut bien plus qu’un outil technique: elle devint une arme redoutable de conquête et de légitimation dans les bureaux discrets des géographes de l’armée. Ligne après ligne, elle a effacé la souveraineté historique du Maroc sur ses territoires sahariens.

Le 11/05/2025 à 10h00

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les premières cartes publiées dans les revues géographiques européennes révèlent une grande instabilité dans la dénomination et la délimitation des régions sahariennes. Ce «nomadisme géographique et toponymique» n’est pas anodin: il trahit une volonté politique à l’époque de remodeler l’espace saharien selon des intérêts stratégiques et militaires.

De 1845 à 1934, une succession de représentations géographiques a progressivement effacé la souveraineté historique du Maroc sur de vastes zones sahariennes, en les intégrant à un espace algérien artificiellement construit par la France qui considérait ce nouveau pays, auquel elle a donné un nom et des frontières qu’il n’a jamais possédées, comme un territoire français. Cette opération cartographique a accompagné une politique de conquête continue, niant les héritages politiques, économiques et spirituels du Maroc dans le Sahara.

L’un des premiers leviers utilisés a été l’ambiguïté du traité de la Tafna signé en 1837 entre la France et l’émir Abdelkader. Ce texte, tout en reconnaissant à l’Algérie française la souveraineté sur des régions comme la Mitidja, Blida et Koléa, laisse délibérément floues les frontières occidentales. Le général Bugeaud s’en félicita en affirmant que ce traité «reconnaît la souveraineté de la France en Afrique» sans en fixer clairement les limites occidentales (cité par Charles-Robert Ageron, «Politiques coloniales au Maghreb», PUF, 1972). Cette tactique permit à l’administration coloniale de repousser progressivement les frontières vers l’intérieur du Maroc.

L’artifice juridique du traité de Lalla Maghnia (1845)

L’intervention du Maroc contre la colonisation française de l’Algérie, notamment son soutien à l’émir Abdelkader, lui a coûté cher. La bataille d’Isly (14 août 1844), perdue face aux troupes françaises, va sceller une autre étape de l’affaiblissement géopolitique marocain. L’année suivante, le 18 mars 1845, le traité de Lalla Maghnia vient compléter cette œuvre d’imprécision. Le traité imposé au Maroc trace une frontière allant de l’embouchure de l’Oued Kiss jusqu’à Teniet Sassi. Ce tracé– qualifié ironiquement de «clou de Joha» par Charles-Robert Ageron– introduit une faille stratégique: au sud de Teniet Sassi, aucune délimitation n’est précisée. Ce vide juridique offre à l’Algérie française une marge de manœuvre coloniale considérable, qu’elle exploitera dans les décennies suivantes pour annexer de vastes territoires.

Dans le contexte de la conquête française du Touat, les célèbres travaux de Mandeville se sont distingués par leur parti-pris: il y minimise, voire efface, la présence historique du Maroc dans la région, ne reconnaissant qu’un passage «éphémère» du Makhzen. Or, comme le montrent les sources coloniales elles-mêmes– en particulier celles fondées sur des archives arabes découvertes au début du 20ème siècle à Touat– la souveraineté marocaine y était clairement attestée. L’historien A.-G.-P. Martin, dans son ouvrage «Quatre siècles d’histoire du Maroc», met en lumière cette réécriture coloniale. L’ouvrage, censuré à sa parution par le ministère français de la Guerre, démontre que les territoires sahariens relevaient historiquement du Maroc dès le 16ème siècle et avaient été arbitrairement détachés de l’empire chérifien aux premières années du 20ème siècle pour servir l’expansion de l’Algérie coloniale (Lire quatre chroniques de Karim Serraj sur l’ouvrage de A.-G.-P. Martin). Comme le rappelle Martin dans sa préface, l’interdiction de publication est révélatrice du caractère dérangeant de cette vérité historique pour l’administration coloniale.

La carte ci-dessous montre d’une manière magistrale les limites des confins algéro-marocains entre 1934 et 1939, et aussi les confins en bleu entre le Maroc et la Mauritanie jusqu’en 1955:

Cartographier pour déposséder

Cette logique s’intensifie tout au long du XXème siècle, y compris après la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950, des retouches cartographiques visent à sécuriser les régions riches en ressources minières– telles que Gara Jbilet– en les soustrayant préventivement à toute revendication marocaine. Ces modifications de cartes n’étaient pas neutres: elles répondaient à des visées stratégiques d’annexion, dissimulées sous des débats techniques sur les tracés frontaliers.

Lors des négociations entre la France et le Maroc à l’approche de l’indépendance, le débat sur les frontières s’est cristallisé autour de deux options: la ligne Trinquet, fixée au niveau de l’oued Bani, et la ligne Varnier, plus au nord, à hauteur de l’oued Drâa. Mais ces deux alternatives n’étaient, en réalité, que deux modalités d’un même projet: celui de réduire la profondeur saharienne du Maroc.

La France n’envisageait pas de reconnaître la marocanité des territoires situés au sud de ces lignes, quelles que soient les preuves historiques, fiscales ou religieuses invoquées. Ces lignes furent conçues non pas pour refléter des réalités sociopolitiques, mais pour répondre à une logique de sécurisation militaire et économique des zones convoitées.

Des instructions secrètes pour imposer une frontière coloniale

Des documents officiels français, longtemps restés confidentiels, confirment cette stratégie. Dans une lettre datée du 1er juillet 1956, le secrétaire général des Affaires étrangères français ordonne explicitement à l’ambassadeur de France à Rabat d’empêcher que la ligne Trinquet soit représentée comme frontière sud du Maroc sur les cartes officielles:

«Aussi vous serais-je reconnaissant de donner toutes instructions utiles afin que cette ligne (la ligne de frontière Trinquet) ne soit plus portée, comme la frontière sud du Maroc, sur les cartes éditées par les services cartographiques relevant de votre autorité.» (Archives des affaires étrangères, Centre de La Courneuve, Maroc, Carton 134)

En voici le document officiel:

La même volonté d’imposer une réalité géopolitique unilatérale apparaît dans une note de service datée du 26 décembre 1956, émise par le Commandement supérieur interarmées des troupes françaises au Maroc. Signée par le général Cogny, cette note impose la suppression de toute carte ne correspondant pas au tracé retenu par l’état-major:

«Toutes les cartes (comme celles de travail à l’intérieur des Forces françaises) portant une frontière autre que celle définie par le calque ci-joint devront être rectifiées ou détruites.» (Archives des affaires étrangères, Centre de La Courneuve, Maroc, Carton 134)

Le «calque» mentionné est un plan au 1/100 000e proposé par le général Quenard, théoricien de la négation de la marocanité du Sahara, en particulier des régions de la Saoura et de Tindouf. Ce dernier défendait une vision où ces territoires devaient être intégrés de manière irrévocable à l’Algérie française.

Une production cartographique pilotée par l’appareil colonial algérien

Dès la période coloniale, ce sont les services de renseignement français– dépendant du ministère des Colonies et non des Affaires étrangères– qui dirigent l’élaboration des cartes du Maghreb. Ces services, en coordination étroite avec le Gouvernement général d’Alger et le ministère de l’Intérieur, ont défini les tracés en fonction des impératifs militaires, économiques et stratégiques de la colonisation terrestre.

Ce système de production géographique ne s’est pas interrompu après l’indépendance de l’Algérie en 1962. Bien au contraire: la France a continué d’assurer la cartographie du territoire algérien– notamment saharien– à travers l’Institut géographique national (IGN). Ce maintien du contrôle français sur les instruments de production géographique a consolidé un certain imaginaire territorial, au mépris des réalités historiques.

La doctrine de l’intangibilité des frontières en Afrique postcoloniale– promue par l’Organisation de l’unité africaine dès 1964– repose sur une logique cartographique. L’Algérie y a adhéré avec vigueur, consciente que les cartes héritées de la colonisation pouvaient servir de rempart juridique à l’annexion de territoires dont ont été dépossédés ses voisins.

La carte oubliée dans un hall d’ambassade

Un épisode révélateur éclaire la complexité de cette guerre des représentations. En 1965, l’Ambassadeur de France à Rabat, Robert Gillet, évoque l’existence, dans l’aile droite de l’ambassade, d’une carte du Maroc qui contredit les positions officielles françaises sur les frontières sud:

«Certaines de ces cartes indiquent même comme frontière sud du Maroc une ligne droite allant de la Seguiet el Hamra au Guir (15 km au nord d’Igli), infiniment moins favorable à la France que ne l’est la ligne Trinquet. (Une carte de ce genre existe dans le hall d’attente de l’aile droite de l’Ambassade).» (Archives diplomatiques de Nantes, Ambassade de France à Rabat, 1956-1989, 558PO/1)

Cette carte, plus proche de la réalité historique, aurait pu constituer un argument de poids dans les contentieux frontaliers de 1963 et 1975. Mais rien ne permet de dire si elle a survécu à la purge cartographique imposée par la doctrine coloniale.

Par Jillali El Adnani
Le 11/05/2025 à 10h00