L’histoire des frontières algéro-tunisiennes est une cicatrice tracée à la règle et au compas au début du 20ème siècle, avec une indifférence profonde pour les réalités humaines, géographiques et historiques des territoires tunisiens. Cette délimitation, loin d’être le fruit d’un processus unitaire et cohérent, fut le résultat d’un découpage imaginaire et intéressé, matérialisé par des conventions successives en 1901, 1910 et 1929.
Cette lente spoliation n’était pas neutre: elle fut systématiquement conduite pour favoriser l’Algérie, considérée comme un département français intégral, le prolongement naturel de la métropole de l’autre côté de la Méditerranée, au détriment de la Tunisie, qui jouissait d’un statut de protectorat, dont les intérêts pouvaient être sacrifiés sur l’autel de la raison d’État française. Ce tracé, hérité de cette logique impériale, allait inévitablement devenir le terreau de revendications tunisiennes acharnées une fois l’indépendance retrouvée. L’aggravation de cette situation durant la guerre d’indépendance algérienne, où l’armée française déplaça unilatéralement la frontière plus avant en territoire tunisien pour établir la tristement célèbre «ligne Challe», présentée comme une barrière «provisoire» contre les infiltrations du FLN, ne fit que cristalliser un différend dont les enjeux, loin d’être seulement symboliques, cachaient des trésors enfouis.
La spoliation: un territoire aux dimensions d’un État et aux richesses d’un empire
L’ampleur de la revendication tunisienne est si vaste qu’il faut la mesurer à l’aune de la géopolitique mondiale pour en saisir toute la portée. Les territoires dont Tunis estime avoir été spoliée, et que l’Algérie actuelle administre de facto, couvrent une superficie vertigineuse de près de 20.000 km². Cette étendue n’est pas une abstraction cartographique; c’est la superficie tangible de nations entières. C’est, à quelques kilomètres carrés près, la taille de la Slovénie (20.271 km²) ou du Salvador (21.041 km²). C’est un territoire plus vaste que le Koweït (17.818 km²) et à peine plus petit que Djibouti (23.200 km²).
Mais pourquoi ce territoire aride, cette portion du Grand Erg oriental allant de Fort Saint (matérialisée par la borne 222) jusqu’à Garat El Hamel (borne 233), fut-il l’objet d’une telle convoitise? La réponse gît sous le sable, sous la forme d’une manne d’hydrocarbures dont la valeur stratégique et économique n’a jamais été démentie. Dès les dernières heures de l’ère coloniale, le potentiel de cette zone était identifié. Dès 1959, un permis de prospection octroyé par les autorités françaises à un consortium international (comprenant l’américain Esso, Petropar et la française CFP) conduisit à la découverte fracassante du gisement d’El Borma. Situé stratégiquement à cheval sur la frontière contestée, ce gisement, qualifié à juste titre de majeur, produisit dès lors, et continue de le faire aujourd’hui, plusieurs millions de tonnes de pétrole annuellement. À l’époque, la France, se sentant «chez elle» des deux côtés de cette frontière artificielle, organisa une exploitation commune de la richesse, sans se soucier des distinctions juridiques futures.
L’importance de cette zone ne se limite pas à El Borma. L’un des sites pétroliers les plus importants de toute l’Algérie, découvert dès 1956 et mis en exploitation en 1960, se trouve précisément dans la province d’Ouargla revendiquée par la Tunisie. Ses réserves sont colossales, estimées à plus de 6 milliards de barils, faisant de lui un pilier de l’économie des hydrocarbures algérienne.
«Cette ligne, telle que la conçoit Tunis, engloberait certaines concessions pétrolières accordées à l’Algérie par la France dans le Grand Erg oriental»
— Habib Bourguiba, président de la Tunisie
Un autre géant sommeille dans le sous-sol frontalier: le bassin de Berkine, qui s’étend également en territoire tunisien. Ce bassin est, de l’avis des géologues, la formation la plus explorée et la plus prometteuse des trois dernières décennies dans la région. Les découvertes réalisées dans les années 1990, en plein essor technologique, ont été si significatives qu’elles ont permis à l’Algérie de renouveler intégralement ses réserves pétrolières, atteignant un niveau comparable à l’année charnière de 1971, celle de la nationalisation des hydrocarbures. Ces seuls gisements frontaliers représentent près de 6 milliards de barils équivalents pétrole, soit approximativement 11% des réserves totales du pays. Derrière le litige frontalier se cache donc une bataille pour le contrôle de ressources vitales, un enjeu économique qui transforme un différend historique en une question de survie économique pour la Tunisie. On peut dire que la Tunisie «utile» a été donnée à l’Algérie post-indépendance.
Les revendications tunisiennes: la détermination précoce de Bourguiba
Dès l’accession de la Tunisie à l’indépendance en 1956, le charismatique Habib Bourguiba, avec son sens aigu de la realpolitik, hissa la question frontalière au rang de priorité nationale. Il ne se présenta pas en demandeur hâtif, mais en héritier légitime d’un territoire amputé, exhibant des preuves tangibles: des titres fonciers historiques et, surtout, des cartes ottomanes datant de 1707 qui attestaient d’une souveraineté bien antérieure au découpage colonial. Sa stratégie fut à la fois juridique et médiatique.
Dans un discours retentissant, il démonta pièce par pièce la construction frontalière artificielle. Il exigea que la Tunisie récupère la portion de frontière menant légitimement à Garat El Hamel (la borne 233), supprimant ainsi le tronçon «provisoire» Bir Romane, Fort Saint et incluant, fait capital, le prolongement saharien du pays. La presse internationale, notamment le journal Le Monde dans son édition du 12 février 1959, se fit l’écho de ces revendications précises:
«Les revendications territoriales du gouvernement tunisien, exposées par M. Habib Bourguiba dans son discours hebdomadaire, se présentent ainsi: le gouvernement tunisien constate que le tronçon de frontière entre Bir-Romane et Garet-El-Hamel n’a jamais été déterminé. Bien plus, que le pointillé bap sur les cartes «frontière provisoire» aboutit à Fort-Saint et non à Garet-El-Hamel, conformément à l’accord de 1910. M. Bourguiba souhaite, a-t-il dit, «mettre fin à ce provisoire», et propose deux solutions: ou bien considérer le Sahara comme une zone d’exploitation commune pour les pays riverains, ou bien accorder à la Tunisie une «ligne de frontière continue» qui lui permettrait d’avoir son «prolongement saharien». Cette ligne, telle que la conçoit Tunis, engloberait certaines concessions pétrolières accordées à l’Algérie par la France dans le Grand Erg oriental.»
L’argumentation de Bourguiba était imparable: l’accord de 1910 lui-même, pilier de la position française, fixait une frontière non bornée, représentée «en pointillé» sur les cartes d’état-major. Sa première exigence était donc de récupérer le tronçon de frontière aboutissant à Garat El Hamel, un point qui se trouvait désormais en pleine terre algérienne. En filigrane de cette demande territoriale se profilait un enjeu économique colossal: cette correction aurait eu pour effet d’inclure dans le giron tunisien des concessions pétrolières françaises déjà actives dans le Grand Erg oriental.
Le président tunisien ne se contenta pas d’une posture intransigeante. Il présenta deux options pour une sortie de crise: soit faire du Sahara une zone d’exploitation commune pour tous les pays riverains, une vision pan-maghrébine; soit tracer une frontière continue et définitive offrant à la Tunisie ce qu’il appela son «prolongement saharien» naturel, ce qui aurait inévitablement englobé les précieux gisements de l’Est algérien. C’était un ultimatum élégant, laissant une porte de sortie à la négociation.
Le reniement: des promesses du Caire à la loi du plus fort (1960-1970)
L’accession de l’Algérie à l’indépendance en juillet 1962 fut perçue à Tunis comme une fenêtre d’opportunité. Dès juillet 1961, Bourguiba avait obtenu du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) l’assurance que ces questions seraient discutées entre frères. Mais l’euphorie fut de courte durée. Le coup d’État de l’armée des frontières qui porta Ahmed ben Bella au pouvoir instaura une dynamique nouvelle, marquée par la mise en place d’une dictature peu soucieuse des arrangements entre le GPRA et Tunis. Très rapidement, l’Algérie adopta un principe sacro-saint, celui de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, un principe défendu farouchement à l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) pour éviter de rétrocéder les territoires généreusement accordés par la France.
Pourtant, une lueur d’espoir apparut. Lors de la conférence du Caire en janvier 1964, dans les coulisses des grandes manœuvres diplomatiques, un accord secret fut scellé entre Bourguiba et ben Bella. Selon les termes de cet arrangement, le territoire contesté de 20.000 km² devait être rendu à la Tunisie. C’était une victoire diplomatique majeure pour Bourguiba. Mais cet accord, fruit de la confidence et de la parole donnée, ne survécut pas aux soubresauts de la politique algérienne. Le second coup d’État de Houari Boumediene en 1965, qui renversa ben Bella, marqua un tournant radical. Le ton changea du tout au tout. Boumediene, architecte d’une Algérie militarisée à outrance, enterra l’accord secret et opposa un refus catégorique à toute modification du tracé hérité de la France. La fenêtre de négociation se referma brutalement.
S’ensuivirent des années de négociations bilatérales tendues, où la Tunisie, économiquement et stratégiquement plus faible, se trouva en position de faiblesse. Sous une pression constante, le couteau sous la gorge, un Bourguiba contraint et forcé signa en avril 1968 un protocole mixte qui actait une capitulation: il officialisait le tracé de la frontière tel qu’il figurait en pointillés depuis 1929, c’est-à-dire le tracé le plus défavorable à la Tunisie. Ce texte gelait la frontière à Fort Saint (borne 222), renonçant définitivement à Garat El Hamel (borne 233). Pour sceller cette renonciation, un protocole d’accord complémentaire fut signé à Tunis le 6 janvier 1970 entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays, un certain Abdelaziz Bouteflika pour l’Algérie et Habib Bourguiba Jr, le fils du président tunisien, fixant la frontière méridionale finale et réglant, dans la foulée, les questions liées à la bande frontalière avec la Libye.
La résignation et la realpolitik contemporaine
De 1980 à nos jours, la virulence des revendications s’est estompée, ensevelie sous le poids de la nécessité de la coopération régionale. La convention de 1983 est venue finaliser le bornage terrestre, mettant un point final technique, et non moral, à la question. Pourtant, la blessure n’est pas tout à fait refermée. Dans les cercles intellectuels et nationalistes tunisiens, la mémoire de cette spoliation perdure. Des figures comme Ghazi Ben Ahmed ou d’autres analystes évoquent régulièrement ces terres «annexées», qui continuent, ironie de l’histoire, d’irriguer l’économie algérienne en pétrole et en devises. Certains documents onusiens, dans leurs archives techniques, gardent une trace de ce dossier, laissant théoriquement une minuscule lueur juridique ouverte.
Mais l’État tunisien, confronté à des défis intérieurs immenses– instabilité politique, crises économiques, enjeux sécuritaires– a fait le choix stratégique de prioriser la stabilité régionale et la coopération avec son voisin algérien. La question frontalière est passée du statut de cause nationale brûlante à celui de contentieux historique gelé, un dossier classé dans le grand livre des séquelles du colonialisme que la raison d’État commande de pouvoir ouvrir un jour. Elle reste cependant, dans l’inconscient collectif et pour les historiens, le symbole criant d’une injustice territoriale où la loi du plus fort et les richesses du sous-sol ont eu raison du droit et de l’histoire.





