Alors que les camps humanitaires d’Algérie baptisés de noms de villes marocaines («Laâyoune», «Smara», «Awserd» et «Boujdour»), sont tous regroupés dans un rayon de 20 à 50 km du halo de Tindouf, le cinquième et mystérieux camp «Dakhla» a été érigé à quelque 200 km de là, difficile d’accès et isolé très au sud-est dans les derniers retranchements du territoire algérien. Il incarne une forme de marginalité planifiée. Installé à seulement 50 km de la frontière mauritanienne, il ouvre un couloir discret vers le sud. À cet endroit précis, les cartes deviennent poreuses, les lignes, friables. La frontière n’est plus qu’un souffle. «Dakhla» est un avant-poste silencieux, une sentinelle sans bannières, où l’humanitaire s’efface derrière le militaire, où la misère se mêle à la stratégie. Pourquoi cette position périphérique, frontalière, a-t-elle été préférée à l’alignement logistique avec les autres camps? Pourquoi concentrer là une population vulnérable dans des conditions extrêmes d’enclavement, sinon pour d’autres usages que l’humanitaire?
La tentation d’un débordement démographique vers la Mauritanie
Le positionnement méridional du camp « Dakhla » sert à favoriser un glissement démographique vers la Mauritanie. Installé à seulement 50 km de la frontière, ce camp a créé les conditions d’un mélange discret des populations.

Depuis les années 1990, plusieurs dizaines de milliers de Sahraouis de la prétendue RASD ont pu essaimer et s’installer en Mauritanie, un interstice plus doux que les barbelés invisibles de Tindouf.
Le Polisario se fond dans la population du Nord mauritanien et s’est déjà répandu aux autres contrées au fil des mariages et des opportunités de travail, mêlant ses partisans à la société mauritanienne, dans l’espoir qu’ils y forment un vivier d’alliés et de défenseurs de la cause du «Sahara libre».
Du point de vue démographique, l’impact de cette migration est difficile à quantifier précisément– aucune statistique officielle n’identifie en Mauritanie les personnes, et leurs descendants, originaires des camps. Néanmoins, une note d’avril 2025 du German Institute for International and Security Affairs, sur le positionnement de la Mauritanie dans l’affaire du Sahara, souligne la force «des liens familiaux étroits qui existent entre le nord de la Mauritanie et les camps de réfugiés de Tindouf en Algérie». Ce glissement démographique n’est pas un hasard. Selon l’institut allemand, la présence démographique des séparatistes sahraouis en Mauritanie joue un rôle majeur: créer un fait accompli humain qui ancre la «cause sahraouie» dans le paysage social, une sorte de garde-fou dissuadant Nouakchott de tout alignement définitif avec le Maroc.
Par exemple, dès l’annonce unilatérale de la rupture du cessez-le-feu, par le Polisario, en novembre 2020, des centaines d’anciennes familles des camps, dont certaines présentes en Mauritanie depuis cinquante ans, sont sorties dans les rues mauritaniennes en signe de solidarité, des jeunes ont rejoint le front séparatiste pour mener la «guerre» contre le Maroc et des tonnes de vivres et de tentes avaient été expédiés vers «Dakhla» par les descendants. De même, cette diaspora sahraouie encourage Nouakchott à maintenir sa reconnaissance de la RASD et à ne pas y renoncer.
En Mauritanie, les Sahraouis du Polisario sont devenus des voisins, des gendres, des citoyens d’appoint qui ont même infiltré l’armée mauritanienne et les partis politiques de Nouakchott.
Le poids des séparatistes installés en Mauritanie
Dans les villes minières du Nord mauritanien comme Zouerate ou F’derick, dans la grande région de Tiris Zemmour, à Nouadhibou sur la côte, ou dans la capitale Nouakchott on trouve aujourd’hui des familles des camps parfaitement intégrées, souvent via le mariage. Un journal mauritanien rappelait récemment le brassage accompli: «Il n’est pas rare que des familles soient réparties de part et d’autre de cette ligne (la frontière, appelée zone «Brika-Dakhla», NDLR), ce qui confère à cette relation une dimension humaine et affective, bien au-delà des considérations géopolitiques.»
Ces unions mixtes mauritano-polisarienne ont permis la constitution, rappelle le média mauritanien, de grands clans transnationaux par lignage: des familles voire des tribus ont désormais un pied à «Dakhla» et un autre en Mauritanie, se réunissant lors de mariages ou de funérailles, consolidant une communauté élargie à cheval sur la frontière. Au fil du temps, nombre de Sahraouis du Polisario ont obtenu la nationalité mauritanienne, ce qui leur a permis d’accéder à des emplois dans la fonction publique ou les entreprises mauritaniennes. On trouve ainsi des enseignants, des infirmières ou des commerçants pro-Polisario en Mauritanie. Les séparatistes sahraouis entrent dans l’administration, les écoles, les hôpitaux, les réseaux marchands. Leur influence est feutrée, mais réelle, diffuse, capillaire. Leur contribution économique et sociale n’est plus négligeable.
Cette intégration suscite toutefois des débats sur la loyauté politique. En juin 2019, en pleine campagne présidentielle, l’actuel chef de l’État Mohamed Ould Ghazouani a explicitement pris position contre la régularisation des Sahraouis des camps. Il a déclaré qu’il n’«accepter[a] pas d’accorder la nationalité mauritanienne aux Sahraouis résidant à Tindouf ou ailleurs» s’il arrivait au pouvoir, estimant que naturaliser ces populations relèverait d’une véritable «trahison pour les Mauritaniens». Les réactions indignées de Mauritaniens pro-Polisario sur les réseaux sociaux après cette déclaration ont d’ailleurs montré l’existence d’une communauté sahraouie bien implantée en Mauritanie, attachée à ses droits civiques et vigilante à toute remise en cause de son statut.
Au cœur du pouvoir
L’influence sahraouie s’étend jusqu’au sommet du pouvoir à Nouakchott, parfois de façon discrète, parfois au grand jour. Il ne faut pas oublier que Mohamed Khouna Ould Haidalla– colonel et chef de l’État mauritanien de 1980 à 1984, né dans la zone du Sahara marocain– avait tout mis en œuvre pour favoriser le Polisario durant son régime. C’est sous sa présidence que la Mauritanie a signé en août 1979 un pacte de non-agression avec la guérilla du Polisario (permettant à ce dernier de concentrer sa guerre uniquement contre le Maroc) et qu’elle a officiellement reconnu la RASD en février 1984.
Même après l’ère Haidalla, les réseaux pro-Polisario ont cherché à peser sur la politique mauritanienne. Dans la vie politique des années 2020, plusieurs figures mauritaniennes revendiquent des attaches avec les camps sahraouis et ont des ambitions politiques, encouragées par Alger et aidées en catimini. La plupart des partis politiques mauritaniens comptent dans leurs rangs des partisans et de hauts cadres qui ont des liens familiaux avec le Polisario et qui militent dans leurs organes activement pour la «cause» d’Alger. Par exemple, Kassem Ould Bleily, candidat aux élections législatives de 2023 à Nouadhibou, est issu de la tribu sahraouie des Tekna et se veut un fervent défenseur de la «cause». De même, Ismaïl Yaakoub Cheikh Sidiya, candidat de la diaspora la même année, est connu pour son soutien affiché au Polisario. Ces deux personnalités ont publiquement fait de la question sahraouie un argument de campagne, cherchant à mobiliser l’électorat sensible à la cause «Sahara libre».

L’entrisme sahraoui en Mauritanie ne date pas d’hier. Déjà en 2013, un fait marquant avait illustré cette progression silencieuse: environ 6.000 Sahraouis originaires du camp de «Dakhla» en Algérie avaient été naturalisés mauritaniens d’un coup, puis inscrits sur les listes électorales du pays, profitant du boycott de ces élections par l’opposition mauritanienne, comme le rapporte dans un article le think tank CRIDEM. Grâce à cette manœuvre, ces nouveaux citoyens ont pu voter et même se porter candidats lors des municipales et législatives de cette année-là. Ce cas témoignait de l’intégration progressive de milliers de sympathisants du Polisario dans la société mauritanienne, pour des raisons parfois électorales en plus des motifs familiaux ou professionnels. Durant la décennie 2008-2019, le président Mohamed Ould Abdel Aziz (lui-même issu d’une tribu sahraouie, les Oulad Bou Sba) avait encouragé l’afflux de Sahraouis des camps vers le nord de la Mauritanie, y voyant un réservoir électoral potentiel à son profit. Cette politique opportuniste a toutefois fini par inquiéter l’establishment militaire du pays. L’État mauritanien a pris conscience qu’une trop grande pénétration démographique et politique du Polisario sur son sol commençait à menacer ses équilibres internes.
Le nœud gordien de Nouakchott: une réalité à double fond
On peut s’interroger sur le pouvoir de nuisance que pourraient exercer des Sahraouis radicalisés sur la stabilité de la Mauritanie si jamais les équilibres politiques venaient à changer plus franchement. L’Algérie et surtout le Polisario n’ont pas manqué de faire savoir à Nouakchott qu’ils verraient d’un très mauvais œil une sortie de la Mauritanie de la zone grise de neutralité. Des scénarios extrêmes– improbables, mais évoqués par les stratèges– envisagent qu’Alger pourrait encourager des troubles dans le nord du pays, voire la création d’un micro-État sahraoui fantoche sur une partie du territoire mauritanien. D’ailleurs le camp de «Dakhla» avait été érigé, à cet endroit précis par l’Algérie, en 1976, en pleine guerre Polisario-Mauritanie, pour servir un dessein de mauvais augure. Les dirigeants du Polisario ont, à plusieurs reprises, lancé des menaces directes à l’encontre de la Mauritanie. En janvier 2025, Bachir Mustapha Sayed, numéro 2 du front, a ainsi averti que si Nouakchott persistait à ouvrir une nouvelle route commerciale avec le Maroc (le «deuxième passage» via Es-Smara), alors cela «impliquera la Mauritanie dans une guerre».
Pendant des décennies, la Mauritanie avait laissé flotter une sorte de no man’s land sablonneux entre «Dakhla» et Bir Moghrein (zone de Brika) – un entre-deux tacite, toléré, flou à dessein. Cette marge géographique était aussi une marge diplomatique: ni complètement sahraouie, ni pleinement mauritanienne. Ce flou arrangeait Alger, convenait au Polisario et ne dérangeait pas trop Nouakchott tant que l’équilibre des influences était respecté. Le 21 mai 2025, Nouakchott a finalement agi: l’armée mauritanienne a décrété la fermeture de toute la région de Brika située face au camp de «Dakhla», la déclarant zone militaire interdite et donnant ordre aux individus et familles sahraouis occupant le secteur de l’évacuer. En coupant ainsi le «cordon ombilical» reliant le camp à son territoire, la Mauritanie a signifié qu’elle n’était plus disposée à servir de sas officieux à l’expansion sahraouie vers le sud.

Cette fermeture de la porte de Brika cache une véritable déclaration de souveraineté de la part de Nouakchott. Fini le ventre mou, le havre transitoire. À présent, la ligne est fermée, et les drones veillent. «Dakhla» qui était autrefois une tête de pont vers le Sud devient un cul-de-sac.