Territoires libyens spoliés par l’Algérie: genèse des revendications contemporaines

Karim Serraj.

ChroniqueDerrière le mythe d’un pays-continent, l’Algérie post-coloniale cache une spoliation territoriale majeure: 32.000 km² arrachés à la Libye (équivalent à la Belgique), sur fond de convoitise énergétique et d’accords coloniaux iniques. Un legs toxique que Tripoli n’a jamais vraiment oublié— et qui refait surface à mesure que la géopolitique du Sahara se tend.

Le 12/10/2025 à 10h59

Au lendemain du retrait de la France de sa province algérienne, l’Algérie postindépendance hérite d’un vaste territoire qui avait toujours appartenu à la Tripolitaine ottomane (actuelle Libye). Historiquement, une convention franco-ottomane datant du 12 mai 1910 avait fixé le nouveau tracé du Nord au Sud, reconduit entre la France et l’Italie, le 12 septembre 1919, lorsque ce dernier pays remplaça les Turcs en Libye. La frontière s’était vue déplacée, à l’intérieur de la Libye, sur plusieurs centaines de kilomètres entre Ghadamès et Toummo, passant par trois points: Takharkhouri Gap, Col d’Anai et la borne 1010 de Garet Derouet el Djemel (Cour internationale de justice (CIJ))

Mais, dans les années 1950, Paris mène des prospections secrètes dans le Sahara algérien et découvre d’énormes gisements d’hydrocarbures limitrophes à la Libye. Son appétit s’aiguise. Prétextant que cette frontière divisait en deux «ses» tribus sahariennes qui nomadisent dans cette vaste zone, elle obtient la révision de cette frontière théorique en 1955 et en 1956 avec l’Angleterre, qui avait, entretemps, remplacé l’Italie dans la colonie libyenne, et placé l’éphémère roi libyen, Idriss 1er, sous tutelle après l’indépendance du pays en 1951.

Dans son International Boundary Study année 1961 consacré à la frontière algéro‑libyenne, le Département d’État américain rappelle que la France trouve le découpage de 1919 «peu satisfaisant», car il divise les zones tribales (Algeria-Libya Boundary). Ainsi ce territoire, vache à traire d’hydrocarbures, est passé sous occupation française, consolidant sa présence autour de l’actuel champ pétrolier d’Edjeleh et des gisements du Tassili n’Ajjer, parmi les plus importants de l’Algérie postindépendance. Ces sites pétroliers et gaziers auraient dû revenir à la Libye.

Cette révision entérine un glissement de la frontière algérienne vers l’est, amputant la Libye d’environ 32.000 kilomètres carrés au profit de l’Algérie. L’aire correspond à une vaste bande à l’ouest du Fezzan, comprenant notamment le plateau de l’Hamada al‑Hamra et les zones bordant Ghat. Si les autorités libyennes acceptent cet accord à l’époque, des voix s’élèvent à présent pour dénoncer une spoliation.

32.000 kilomètres carrés volés à la Libye, c’est l’équivalent environ de la Belgique (30.688 km²), le Lesotho (30.355 km²) ou encore la Moldavie (33.846 km²).

Les chiffres concrets du territoire algérien: un pays inventé

Sans les territoires pris à la Libye, mais également au Mali, à la Tunisie et au Maroc (sujets de mes trois prochaines chroniques), l’Algérie avant l’occupation française est une ridicule bande de terre au nord du pays actuel, appelée Régence d’Alger, tournée vers la Méditerranée et vivant de piratage de mer, sa seule ressource «économique» avant la prise d’Alger en 1830/32 par la France. Aujourd’hui, l’Algérie a remplacé ses ancêtres corsaires par la rente d’hydrocarbures représentant 98% de ses revenus, grâce exclusivement aux terres confisquées sous l’ère coloniale au voisinage. Il n’y a pas de quoi être fier lorsqu’Alger se prétend pays-continent, leitmotiv dans le récit national dont elle assomme son peuple.

«Les différends dormants comprennent les revendications libyennes d’environ 32.000 km² encore présentes sur ses cartes du sud‑est de l’Algérie»

—  CIA

La Régence d’Alger s’étendait avant la conquête française sur un territoire d’environ 888 km en longueur et 222 km en largeur, pour une superficie de 197.000 km². La partie arable (cultivable) était évaluée à environ 30 lieues de largeur, avec une superficie de 1.268 myriamètres carrés, soit environ 127.000 km². Ces chiffres portent sur le territoire effectif ou nominal du nord de l’Algérie actuelle (principalement la région côtière et intérieure jusqu’aux abords du Sahara). Aujourd’hui, l’Algérie affiche avec fierté un territoire de 2,382 millions de km², alors qu’avant la France, le pays ottoman ne représentait que 8,2% de cette surface!

Le territoire spolié à la Libye par la France, et cédé généreusement à l’Algérie postindépendance, contient des séries sédimentaires épaisses, riches en hydrocarbures, séparées du bassin de Murzuk par l’arc de Qarqaf. En surface, le plateau sert d’environnement idéal pour repérer les structures géologiques qui contrôlent l’accumulation de pétrole et de gaz. Il s’agit donc d’une région hautement stratégique pour l’exploitation pétrolière, qui fait depuis 1962 la richesse de l’Algérie.

Les revendications libyennes à la fin du 20ème et au 21ème siècle toujours inscrites sur certaines cartes nationalistes

Lors de la signature du traité franco‑britannique de 1955/56, la Libye nouvellement indépendante se trouve en position de faiblesse. Le roi Idriss Ier accepte le tracé imposé par la France en échange du retrait des troupes françaises du Fezzan.

L’accord de 1956 contient des dispositions particulières concernant Edjele (Maison Rouge), situé près du champ pétrolier d’Edjeleh. Il prévoit que la Libye loue à la France, pour 20 ans à partir du 10 août 1955, la partie située en territoire libyen et une ceinture de sécurité. Le même accord autorise la France à construire des tronçons de route en territoire libyen pour relier Tarat et Tin Al Koum, route qui devait être libre d’accès aux véhicules civils et militaires français. Cette «location» n’a jamais été rendue au propriétaire...

Les milieux nationalistes libyens estiment que la France a imposé un «diktat» amputant le pays d’un territoire riche en ressources. La CIJ note que l’article 3 du traité stipule que les parties reconnaissent l’ensemble des instruments antérieurs; les juges de la CIJ soulignent, en 1994, qu’un État peut décider de reconnaître une ligne comme frontière même si elle ne faisait auparavant que délimiter des sphères d’influence (Cour internationale de justice (CIJ)). Ce point servira d’argument aux Algériens qui considèrent le traité comme définitif. Mais ils ont tort. L’Histoire a montré que les accords deviennent caducs dès lors que les intérêts suprêmes des nations, devenues fortes, prennent le pas.

Pendant la période du dictateur Mouammar Kadhafi (1969‑2011), la Libye adopte une politique panafricaniste et remet en cause les frontières issues de la colonisation. Les cartes libyennes représentent toujours une bande triangulaire au sud-ouest du pays comme faisant partie de la Libye.

Cette zone, qualifiée de «territoires spoliés» par la presse libyenne, comprend l’aérodrome d’Edjeleh, le plateau de l’Hamada al‑Hamra, ainsi que des champs pétrolifères exploités aujourd’hui par l’Algérie et qui font, en partie, sa richesse. Les autorités libyennes post‑kadhafistes n’ont jamais officiellement abandonné cette revendication. Dans le discours public, ces terres sont présentées comme ayant été cédées sous la contrainte coloniale et devant être restituées.

À partir des années 2010, la chute du régime Kadhafi et la fragmentation de l’État libyen fragilisent sa capacité à défendre ses revendications territoriales. Cependant, les tensions autour de Ghadamès et de l’Hamada al‑Hamra demeurent. En 2023, le journal The Arab Weekly rapporte que la visite d’un ambassadeur algérien dans les montagnes amazighes libyennes a suscité une controverse. Le média y décèle une volonté de l’Algérie d’intervenir dans «les territoires amazighs, en particulier le bassin de Ghadamès et le désert pétrolier de l’Hamada al‑Hamra». Selon la presse libyenne, l’Algérie chercherait à influencer les tribus amazighes libyennes et à consolider son contrôle sur la zone frontalière pour sauvegarder ses puits pétroliers. Comme elle le fait aujourd’hui avec les Azawad au nord du Mali, qu’elle invite au séparatisme, dans le bloc pétrolier 20, un nectar d’hydrocarbures non encore exploité sur lequel elle espère mettre la main. Tout comme, pourrait-on ajouter, avec le Sahara, oriental et occidental, qu’Alger sait pertinemment appartenir au Maroc, pour lequel elle a créé le Polisario dont l’unique objectif est de dépecer la région pour séparer le Royaume de l’Afrique et obtenir un couloir vital pour Alger vers l’océan Atlantique.

Le porc-épic algérien

Depuis deux ans, l’Armée nationale libyenne de Khalifa Haftar a tenté de reprendre Ghadamès afin d’étendre son influence vers l’ouest et de s’assurer un accès à la frontière algérienne. Ces manœuvres ont suscité des réactions en Algérie, dont la déclaration ubuesque: «Nous entrerons et prendrons Tripoli» du président Abdelmadjid Tebboune. Le chef d’état-major Said Chengriha a également procédé au déploiement de forces militaires dans la zone pour dissuader les incursions de l’armée libyenne. 100.000 soldats stationnent depuis dans la région selon Crisis Group.

Alger a méticuleusement renforcé sa présence à la frontière afin de protéger les gisements pétroliers et d’empêcher toute incursion depuis Ghadamès. Les services algériens surveillent particulièrement la route qui relie l’Hamada al‑Hamra à la wilaya d’Illizi (Algérie), car le couloir peut être utilisé par des groupes armés provenant de Libye.

Malgré ces tensions, les autorités libyennes ne se sont pas encore engagées dans un processus juridique international pour contester officiellement la frontière. Plusieurs raisons expliquent cette retenue: la priorité donnée à la stabilisation interne et à la reconstruction d’un État unifié après dix ans de guerre civile; la difficulté à mobiliser des soutiens internationaux pour une revendication perçue comme minime eu égard à d’autres dossiers sahariens (Sahara marocain, conflit Tchad–Libye, etc.). Mais ce n’est qu’une question de temps. L’Histoire évolue à son propre rythme. Loin des hommes qui meurent et se remplacent. Et les faits sont têtus.

L’Algérie, héritière de la puissance coloniale française, considère le tracé de 1955‑1956 comme définitif et refuse toute remise en cause des frontières héritées de la colonisation. Ce principe est constant dans la diplomatie algérienne, qui s’accroche au principe de l’intangibilité des frontières adopté par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1964, pour éviter une balkanisation de son pays, dont les frontières sont artificielles (sauf du Nord où baigne la Méditerranée). Or, que vaut l’OUA (devenu l’Union africaine (UA) qui a laissé faire tant de tragédies sur le continent? Toute remise en cause ouvrirait la boîte de Pandore des frontières «données» à l’Algérie.

Les gouvernements libyens, confrontés à des crises internes, se montrent prudents, tandis que l’Algérie redouble d’efforts pour sécuriser son vaste Sud et préserver le statu quo. Ce différend demeure donc latent, ravivé ponctuellement par des controverses médiatiques ou par des mouvements de troupes, mais sans déclencher de crise ouverte. Pour l’instant…

Le point de vue international

Le CIA World Factbook (édition 2022) indique toujours que les «différends dormants comprennent les revendications libyennes d’environ 32.000 km² encore présentes sur ses cartes du sud‑est de l’Algérie».

L’Institut international d’études africaines de l’UCLA et l’association Maghreb Studies Association reprennent cette estimation et précisent que ces revendications sont toujours représentées dans les atlas libyens.

Le think tank WorldStatesmen rappelle que, sous l’administration coloniale française, l’oasis de Ghat était administrativement rattachée à l’Algérie tandis que Ghadamès dépendait de la Tunisie. Cette séparation temporaire de la région de Ghat, jointe aux ambitions italiennes de créer une «Grande Libye», contribue aux arguments des nationalistes libyens qui considèrent Illizi comme une terre libyenne usurpée.

En 2024, le site We Africa 24 affirmait que l’Armée nationale libyenne de Haftar se préparait à «reprendre un territoire de 32.000 km² au sud‑ouest de la Libye» qu’elle considère comme occupé par l’Algérie. D’autres articles de Sahel Intelligence décrivent le déploiement de forces de Haftar près de Djanet et Illizi dans le but affiché d’inquiéter Alger et pourrait être interprété comme un acte de pression pour rouvrir le dossier frontalier. Car tout ce qui dort se réveille un jour…

Par Karim Serraj
Le 12/10/2025 à 10h59