Les archives de l’Algérie française contiennent de précieux documents sur le Maroc

Jillali El Adnani.

Jillali El Adnani.

ChroniqueEnfouies à Aix-en-Provence, les archives coloniales dissimulent des pans entiers de l’histoire marocaine, captifs du fonds «algérien». Les historiens gagneraient à exploiter ces précieux documents qui portent l’étiquette de «fonds du Gouvernement général de l’Algérie».

Le 08/06/2025 à 09h11

Parmi la richesse des archives, des livres du Maroc qui plongent jusqu’au XIIe siècle– tel le manuscrit Hulal al-Mûshiyya fî Dhikri al-Akhbâr al-Murrâkushiyya, précieux témoignage sur Marrakech sous les Almoravides puis les Almohades.

Mais le pilier majeur demeure le fonds du Gouvernement général de l’Algérie (FGGA). Contrairement à son nom, il ne concerne pas seulement l’Algérie: depuis 1830, l’administration française a systématiquement collecté des informations sur le Maroc, d’autant plus à mesure que se renforçaient ses visées expansionnistes dans le Sahara. La série 4 H relate ainsi les reconnaissances et expéditions scientifiques ou militaires à travers le Maroc; elle comprend près d’une cinquantaine de cartons, gisement incontournable sur les «Territoires du Sud»– entités créées pour arrimer l’Algérie coloniale à l’Afrique-Occidentale française (AOF). Ces cartons, qui font partie des archives de l’Algérie française, recèlent notamment:

  • des dossiers sur les familles du gouvernement du Maroc (Makhzen)
  • des textes de bay‘a (actes d’allégeance) en arabe,
  • de riches collections de manuscrits issus des zâwiyas Tijâniyya, Wazzâniyya, Nâsiriyya, Hansaliyya et ‘Isâwiyya,
  • des monographies tribales du Sahara,
  • des milliers de cartes et tracés de frontières.

Ainsi se dessine une cartographie archivistique de la dépossession: les ANOM racontent, à travers ces pièces, la progressive érosion de la souveraineté spirituelle, politique et culturelle du Maroc sous la colonisation.

Le droit de regard du Maroc

La revendication algérienne de se voir restituer ces archives, formulée depuis les années 1980, ne peut se lire de dehors du différend sur le Sahara (occidental et oriental). Ainsi le 22 décembre 2020, TV5 Monde titrait: «L’Algérie exige de la France qu’elle lui remette “la totalité” des archives de la période coloniale (1830-1962) la concernant». Cette exigence vient de l’annonce faite, deux jours plus tôt, par le président français Emmanuel Macron informant Abdelmadjid Tebboune que le rapport de l’historien Benjamin Stora sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie serait «prêt en janvier».

Or, le débat mémoriel ne saurait supplanter la réalité historique et territoriale: nombre de documents conservés à Aix-en-Provence intéressent d’abord le Maroc. On n’annexe pas une archive comme on annexe un territoire– et Benjamin Stora le mesurera peut-être mieux s’il élargit son approche à la question archivistique elle-même.

Un grand nombre de documents conservés aux ANOM concerne des territoires dont la souveraineté reste disputée. Restituer ces archives à l’Algérie reviendrait à conforter une lecture unilatérale de l’histoire saharienne– au détriment, notamment, des revendications marocaines sur le Sahara oriental. L’enjeu dépasse donc le face-à-face franco-algérien: l’archive devient un levier stratégique de légitimation étatique.

Les archives permettent de soustraire à leurs pays d’origine, au premier rang desquels figurent l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal ou encore le Vietnam, l’accès souverain à une mémoire historique commune. Ainsi s’opère une nationalisation de la mémoire coloniale, au détriment des anciennes colonies dont ces archives constituent pourtant un pan essentiel de l’histoire administrative, sociale et politique.

Pour un inventaire partagé

Un inventaire exhaustif, rigoureux et clairement étiqueté éviterait les intitulés génériques et inciterait chercheurs marocains et étrangers à explorer la richesse d’Aix-en-Provence. Ces récits inédits offriraient un contrepoint salutaire à tout discours patrimonial simplificateur sur la décolonisation.

Ci-dessous deux documents classés dans le Fonds gouvernement général de l’Algérie, mais qui intéressent en premier lieu le Maroc. La restitution de ce genre de documents à l’Algérie revient à les condamner à la disparation, voire la destruction et l’autodafé, le régime d’Alger étant bien connu pour façonner un récit national sur mesure:

Histoire d’une double annexion: territoriale et archivistique

Les ANOM conservent l’ensemble des archives relatives à l’administration coloniale française en Afrique et en Asie, mais la part algérienne est prépondérante. Or, les trois départements historiques (Oran, Alger, Constantine) ne représentent qu’une fraction de ces documents; le reste provient des départements de la Saoura (Béchar, Tindouf, Tabelbala, Touat, In Salah) et des Oasis, rattachés à l’Algérie post-1962, mais historiquement reliés au Maroc.

Intégrés à l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), ces deux départements devinrent, après les accords d’Évian, l’enjeu d’un geste diplomatique de de Gaulle: reconnaître la souveraineté algérienne pour préserver les intérêts français dans le sous-sol saharien. Nombre de séries (30 H, 31 H, 32 H) contiennent pourtant jusqu’à 60.000 documents relatifs au Maroc– preuve d’un déni silencieux de leur provenance véritable. Les fonds Saoura et Oasis incarnent ainsi l’appropriation postcoloniale: l’histoire territoriale y est confondue avec la logique administrative française, figeant la mémoire au profit d’une Algérie agrandie.

Depuis les années 1980, Alger tente de greffer la question des archives coloniales sur les accords d’Évian, bien que ceux-ci n’en traitent pas. Pour l’Algérie, ces documents forment un héritage essentiel qui permettra de mettre le récit national à l’abri des documents historiques et de dissimuler les traces du crime. Pour le Maroc, ils constituent surtout les preuves historiques des amputations territoriales imposées à la fin du XIXe siècle par Jules Cambon, puis ravivées par Houari Boumediene après 1975.

La restitution pure et simple de ces fonds à l’Algérie pose donc à la fois un problème politique et historiographique: peut-on livrer des archives sensibles à un État perçu comme bénéficiaire d’un redécoupage colonial? Les pièces cartographiques et diplomatiques du Sahara devraient plutôt relever d’un statut multilatéral, garantissant un accès à tous les États concernés. Et le premier État concerné par les amputations de ses territoires au profit de l’Algérie française est le Royaume du Maroc.

Par Jillali El Adnani
Le 08/06/2025 à 09h11