Comment Santa-Cruz de Mar Pequeña est devenue Ifni

Jillali El Adnani.

Jillali El Adnani.

ChroniqueLe port historique de Santa-Cruz de Mar Pequeña, situé près de l’actuelle Akhfenir dans la province de Tarfaya, ne correspond en rien à Ifni. Pourtant, à partir de 1883, ces deux sites en vinrent à être confondus dans les discours diplomatiques. Ce glissement géographique s’explique par la volonté de l’Espagne d’établir une présence côtière, non là où se trouvait l’ancien comptoir du XVe siècle, mais à un emplacement plus accessible et jugé stratégiquement favorable: la rade d’Ifni.

Le 01/06/2025 à 09h02

Face aux protestations du Maroc, et malgré les objections répétées des sultans marocains, à commencer par Mohammed IV, qui avait accepté en 1860 la clause relative à Santa-Cruz sous la contrainte, le gouvernement espagnol s’appuya sur une interprétation extensive du traité. Refusant Puerto Cansado, au lieudit Akhefenir au Sud de Tarfaya, site jugé difficile d’accès et peu sûr, l’Espagne imposa progressivement l’idée qu’Ifni représentait légalement et politiquement une continuité de Santa-Cruz de Mar Pequeña.

1934: Une occupation militaire et un glissement historique assumé

Cette substitution devint officielle en 1934, lors de l’occupation d’Ifni, quand Madrid affirma exercer une souveraineté directe sur ce territoire, présenté non comme une colonie, mais comme une partie intégrante de l’Espagne. La désignation de Santa-Cruz fut alors conservée dans les justifications historiques et juridiques, mais abandonnée sur le terrain au profit du nom d’Ifni, choisi pour des raisons pratiques et politiques.

Le 6 avril 1934, l’occupation d’Ifni par les troupes espagnoles remit au premier plan le nom de Santa-Cruz de Mar Pequeña, qui se trouvait à côté de Tarfaya, et non à Ifni que convoitait l’Espagne. Cette confusion, entretenue par les milieux politiques et la presse, s’inscrivait dans une volonté de légitimer l’intervention en invoquant le traité hispano-marocain du 26 avril 1860. Par ce texte, l’Espagne prétendait exercer un droit ancien sur un territoire qu’elle identifiait désormais à Ifni, bien que celui-ci ne corresponde en rien au site originel.

Cette prétendue continuité s’enracinait dans l’histoire du XVe siècle, lorsque Diego García de Herrera, seigneur des Canaries, établit une forteresse sur la Mar Pequeña et la baptisa Santa-Cruz. Toutefois, l’identification précise de cet établissement fut perdue au fil des siècles. Dès lors, l’Espagne choisit, par opportunité stratégique, de faire d’Ifni le successeur politique et symbolique de Santa-Cruz.

La riche littérature consacrée à cette question depuis les années 1870 n’a pas suffi à éclaircir définitivement ce point d’histoire. Nombre d’auteurs s’y sont attachés moins pour rétablir les faits que pour en tirer des arguments au service de la politique coloniale de l’Espagne.

Histoire d’une cession territoriale sous contrainte

Selon la doctrine officielle espagnole, Ifni n’est ni colonie ni protectorat: l’Espagne y exercerait un droit de souveraineté pleine, consacré par le traité de Tétouan du 25 mai 1860, et plus spécifiquement par son article 8, imposé au Maroc à l’issue de la guerre hispano-marocaine. Ce fondement juridique permit à l’Espagne de revendiquer Ifni comme possession intégrale, érigée plus tard au rang de province.

Entre 1860 et 1883, les sultans marocains, Moulay Mohammed IV puis Moulay El Hassan, tentèrent sans succès de récupérer Santa-Cruz de Mar Pequeña, à l’image de la restitution de Tarfaya par l’anglais Mackenzie, obtenue en échange d’une compensation financière. Mais Madrid refusa toute transaction et parvint, en 1883, à faire reconnaître par le Maroc, affaibli, l’identification d’Ifni à Santa-Cruz. Une note verbale datée du 20 octobre 1883 entérina cette reconnaissance marocaine, consacrant Ifni comme la «véritable localisation» de l’enclave espagnole.

La délimitation territoriale fut confirmée à l’article 3 du traité franco-espagnol du 27 novembre 1912, traité que le Maroc indépendant reconnut plus tard comme valide. Toutefois, jusqu’en 1934, cette reconnaissance demeura purement théorique. Ce n’est qu’en avril de cette année-là que l’Espagne procéda à l’occupation militaire effective du territoire, sous les ordres du général Capaz, qui débarqua à Lini Amedag, une localité non identifiée mais se trouvant aux alentours d’Ifni. Cette opération marqua le commencement de la domination réelle et permanente de l’Espagne sur Ifni.

À la recherche de Santa-Cruz: expéditions, falsifications et arbitrages diplomatiques

L’Espagne, bien qu’ayant obtenu par le traité de 1860 un droit sur un territoire situé près de l’ancienne Santa-Cruz de Mar Pequeña, tarda à en revendiquer l’application effective. Ce n’est qu’en 1877, sous la menace d’une concurrence étrangère, que le gouvernement espagnol réagit. Craignant une implantation du commerce anglais, Madrid décida de faire valoir «ses» droits.

À l’issue de négociations prolongées entre avril et octobre 1877, deux commissions furent constituées, l’une espagnole, l’autre marocaine, chargées de localiser et de délimiter le site supposé de la forteresse disparue. La mission espagnole, embarquée sur la corvette Blasco de Garay, prit à son bord les délégués marocains à Mogador (Essaouira) en janvier 1878, avant de descendre le long de la côte atlantique. L’expédition atteignit le cap Akhfenir, au sud de l’oued Chbika, explorant plusieurs points du littoral avant de remonter vers le nord.

Les Espagnols rédigèrent un procès-verbal affirmant que la rade d’Ifni correspondait à l’ancienne Santa-Cruz de Mar Pequeña, mais les délégués marocains refusèrent de s’y associer. Le Maroc, opposé à cette interprétation, s’efforça par la suite de faire renoncer l’Espagne à toute implantation à Ifni, lui proposant en échange soit une indemnité financière, soit une compensation territoriale sur la côte nord, près de Melilla. Hélas, le couteau sous la gorge, le Maroc céda.

Comment l’Espagne a fait d’Ifni un substitut commode

L’Espagne, renforcée dans sa position, intensifia ses revendications sur Ifni. En réponse, une seconde commission fut constituée en 1883. Celle-ci longea la côte par voie terrestre d’Agadir à l’oued Noun, puis poursuivit jusqu’à l’embouchure de l’oued Drâa.

Toutefois, la mission espagnole refusa de se rendre à Puerto Cansado, site pourtant central de l’enquête, puisque le Maroc le désignait comme l’emplacement réel de Santa-Cruz de Mar Pequeña. Les Espagnols ont tout fait pour ne pas se rendre sur les lieux de Puerto Cansado, lieu aujourd’hui documenté comme étant l’emplacement exact de Santa-Cruz de Mar Pequeña.

Dans un article publié en 1935, les deux auteurs Pierre de Cévinal et Frédéric de La Chapelle affirment que la commission du Blasco de Garay, avait probablement reçu du gouvernement l’instruction de privilégier un site stratégique pour l’Espagne, plutôt que de localiser précisément les ruines de Santa-Cruz de Mar Pequeña :

«L’opinion publique en Espagne admettait que la commission du Blasco de Garay avait choisi la rade d’Ifni moins parce qu’elle croyait que c’était l’emplacement de Santa-Cruz de Mar Pequeña que parce qu’elle estimait ce lieu le meilleur pour engager des relations commerciales avec les indigènes.» (Pierre de Cévinal et Frédéric de La Chapelle, «Possessions espagnoles sur la côte occidentale d’Afrique: Santa-Cruz De Mar Pequeña et Ifni», Hespéris, T. XXI, 1935, pp. 19-66.)

Ils ajouteront: « Il nous faut admettre que, dans le domaine politique, Ifni représente, pour l’Espagne, l’ancienne Santa-Cruz de Mar Pequeña; pourtant, s’il est en histoire une chose certaine, c’est que Santa-Cruz de Mar Pequeña n’a jamais été à Ifni.»

De son côté, le Maroc exprime clairement sa position dans une lettre datée du 20 octobre 1883, émanant de Si Mohammed Bargach, ministre des Affaires étrangères. Il y est affirmé que les délégués espagnols reconnaissaient qu’Ifni ne correspondait pas à la véritable Santa-Cruz, identifiée sans équivoque à Gueder Erredchila (on écrit aussi Erjila). Toutefois, désireux de préserver de bonnes relations avec l’Espagne, le sultan Moulay Hassan accepte l’établissement d’une pêcherie à Ifni, tel que stipulé à l’article 8 du traité de paix de 1860, sans engager de débat sur l’emplacement authentique de Santa-Cruz.

Le document ci-dessous, traitant de la réunion de l’Union Postale Universelle tenue au Canada en 1957, témoigne des efforts persistants de la diplomatie marocaine de contrer les ambitions espagnoles. La délégation marocaine a rejeté la tentative espagnole de présenter Ifni comme un territoire de souveraineté espagnole:

Bien que les conventions franco-espagnoles de 1904 et 1912 aient confirmé ce titre, l’Espagne n’occupa Ifni qu’en avril 1934. La guerre civile espagnole interrompit la délimitation du territoire, laquelle fut indéfiniment reportée à la fin des hostilités. Le Maroc affirme aujourd’hui qu’Ifni n’était qu’une concession.

Par Jillali El Adnani
Le 01/06/2025 à 09h02