Avant même la signature du traité de protectorat avec le Maroc, le 30 mars 1912, la France s’était lancée, entre 1900 et 1912, dans une course effrénée visant à démembrer les territoires marocains au profit d’un vaste dessein impérial: relier l’Algérie à l’Afrique occidentale française. Le passage par les terres marocaines s’imposa alors comme une nécessité stratégique, justifiant le recours à divers stratagèmes destinés à nier leur appartenance au Royaume. Ces manœuvres posèrent les jalons de ce qui allait devenir la question du Sahara marocain.
Le général Lyautey, alors commandant des confins algéro-marocains, participa activement à cette expansion illégale. Toutefois, son action en tant que résident général marqua un tournant: les archives du Service de la Résidence témoignent de son engagement sincère en faveur de l’intégrité territoriale de l’Empire chérifien, tentant ainsi de corriger les errements du passé.
L’histoire d’une politique d’annexion
L’examen de la création des divisions territoriales révèle, en creux, les marqueurs incontestables de la marocanité de ces territoires. Un exemple significatif en est la mise en place d’un Haut-commissariat dans la région des Confins, relevant à la fois de l’autorité du gouverneur général de l’Algérie et du ministre de France établi à Tanger. Ce poste stratégique fut alors confié au futur résident général au Maroc, Hubert Lyautey. Ce dernier, après avoir administré les confins dans un contexte de forte tension entre ambitions coloniales et réalités territoriales, devait par la suite se voir confier la gestion de l’ensemble du pays, avec en ligne de mire la délicate question des frontières sahariennes.
Dès 1904, le ministre des Affaires étrangères Théophile Delcassé, représentant de la France au Maroc, s’était d’ailleurs distingué en prenant position pour la défense des intérêts stratégiques du Royaume chérifien. Il s’opposa fermement à la mission géographique confiée à Augustin Bernard, fervent partisan de l’expansion de la colonie algérienne. Cette mission, commanditée par le gouverneur général de l’Algérie, Charles Jonnart, visait à produire un rapport sur le Maroc, dans lequel Bernard exposait les vues concurrentes des milieux métropolitains et des colons algériens concernant l’avenir des confins. Ce rapport allait jeter les bases idéologiques de la politique d’annexion des territoires sahariens marocains au profit de l’Algérie française.
Le général Lyautey, alors responsable des confins, s’appuya sur l’autorité des caïds marocains de la région et invoqua l’article 2 du traité franco-marocain de 1902, qui accordait à la France le droit de sécuriser la ligne de chemin de fer menant à Béchar. Cette disposition fut interprétée de manière extensive pour justifier une présence militaire et administrative croissante dans des zones relevant historiquement de la souveraineté chérifienne.
Cet épisode met en lumière une dualité frappante dans le parcours du maréchal: Lyautey «l’Algérien», acteur assumé de l’expansion coloniale au détriment des confins marocains, contraste nettement avec Lyautey «le Marocain», résident général de 1912 à 1925, qui se consacra à la consolidation de l’intégrité territoriale du Maroc et à la défense de ses prérogatives historiques, souvent contre les appétits de l’administration algérienne.


L’occupation de Béchar
Mais que faire de Béchar et de Béni-Ounif ? La carte ci-dessous illustre les tâtonnements des théoriciens de la colonisation, à commencer par le général Lyautey, alors subordonné au gouverneur général de l’Algérie. L’occupation de Béchar et de la vallée de la Saoura apparaissait, dans cette logique expansionniste, comme une étape inévitable pour assurer la continuité territoriale entre l’Algérie coloniale et l’Afrique occidentale française.
Cependant, cette avancée fut par la suite réévaluée. Une fois nommé résident général au Maroc, Lyautey exprima ses regrets à propos de cette politique d’amputation de territoires marocains et engagea une défense résolue de l’intégrité territoriale de l’Empire chérifien. Les archives administratives, militaires et diplomatiques de l’époque convergent: elles reconnaissent clairement la marocanité de Tindouf, tout comme celle d’Igli et de Béni-Abbès, avant leur annexion progressive à l’Algérie française.

En 1913, le capitaine Ressot reconnaissait, dans un rapport militaire, que la localité d’Igli relevait de l’autorité du caïd Glaoui, puissant chef marocain. La France mobilisa alors d’importants moyens politiques et militaires pour soustraire cette région à l’influence chérifienne, dans le but explicite de l’intégrer à l’Algérie. Cette stratégie, typique du morcellement administratif voulu par le pouvoir colonial, visait à faire oublier les attaches historiques et politiques de ces territoires au Maroc.

De Béchar à Colomb-Béchar: le choix de Lyautey
L’occupation de la ville de Béchar par le général Lyautey constitue une violation manifeste du traité de 1902, lequel reconnaissait au Maroc une frontière s’étendant de Figuig à la Saoura, jusqu’aux confins de l’Afrique occidentale. Ce contournement juridique fut habillé d’arguments sécuritaires, mais il répondait avant tout à une volonté stratégique d’annexion au profit de l’Algérie française.
Une fois nommé résident général au Maroc, Lyautey tenta de réparer cette décision:
«l’extension de la conquête française vers le Sud, pour assurer la sécurité de l’Algérie, devrait poser la question de cette délimitation. L’installation des troupes françaises dans les oasis sahariennes (Touat, Gourara, Tidikelt), puis l’occupation de la ligne de Zousfana (Taghit, Igli, Beni-Abbès), nécessaire au maintien des communications avec les oasis, furent l’occasion du conflit. En même temps, le commandement des Territoires du Sud algérien s’efforçait d’encercler le Maroc par le Sud.
Il n’est pas douteux qu’à cette époque l’Empire chérifien étendait nettement son influence au Sud de l’Algérie, et il coupait celle-ci du Sahara proprement dit: les Oasis sahariennes du Touat, du Gourara et du Tidikelt relevaient depuis plusieurs siècles du Sultan du Maroc.» (Secrétariat général du Protectorat, «Note pour le Commissaire résident général – De la fixation des frontières du Maroc», Rabat, 4 février 1924)
La note poursuit, catégorique:
«En réalité, rien n’était modifié au traité de 1845 et aucune délimitation de territoire n’était faite au sud de Figuig… Les désordres qui se produisent dans l’Empire chérifien à la suite de la mort de Moulay Hassan avaient provoqué en 1906 l’intervention de la France et l’entrée de ses troupes en territoire marocain. L’occupation française s’étendit par la suite et aboutit à la signature du traité de protectorat (30 mars 1912).»
L’après-Lyautey: vers la création du commandement des confins
Après le départ de Lyautey, la ville de Béchar et le cercle de l’Ouest saharien furent placés sous l’autorité directe de hauts commandants militaires français. Parmi eux figurent plusieurs figures influentes du XXe siècle, dont le général Catroux, proche du général de Gaulle, ou encore le général Giraud, soutenu par les Américains pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1930, le colonel Trinquet fut nommé commandant des confins algéro-marocains.
Le projet colonial, longtemps contenu par Lyautey, fut alors relancé avec vigueur. Le Maroc subit de nombreuses amputations territoriales entre 1930 et 1958, motivées par les intérêts stratégiques de l’Algérie française en direction de l’Atlantique et par la valorisation des richesses minières de la région de la Saoura.
Ce territoire, profondément remanié, fit l’objet d’un inventaire détaillé de ses ressources minières et pétrolifères, notamment autour de Béchar, Tindouf et Gara Djebilet. L’objectif était clair: faire de cette zone le pivot d’une liaison stratégique entre l’Algérie et l’Afrique noire, dans une logique de domination économique comparable à celle de la Ruhr en Allemagne.