Quand l’armée française reconnaissait en 1952 la souveraineté du Maroc sur Tindouf, Saoura et Touat

Jillali El Adnani.

Jillali El Adnani.

ChroniqueLes archives militaires et diplomatiques du Protectorat révèlent des aveux explicites sur l’étendue de la souveraineté marocaine dans les confins du Sahara oriental. Des rapports confidentiels rédigés entre 1946 et 1952 par des généraux français que nous dévoilons aujourd’hui attestent de cette réalité et lèvent le voile sur une continuité territoriale effacée, mais juridiquement documentée.

Le 15/06/2025 à 09h00

Le contenu de ces témoignages, longtemps resté sous-exploité, soulève des considérations juridiques susceptibles de renforcer la légitimité d’un nouveau recours du Royaume du Maroc devant la Cour internationale de Justice, voire même devant la Cour pénale internationale.

Entre 1946 et 1952, les positions exprimées par le colonel Quenard (devenu plus tard général), puis par le résident général au Maroc, le général Guillaume, traduisent une incertitude juridique persistante quant au tracé des frontières méridionales du Maroc. Dans ses propos, le général Guillaume reconnaît que, malgré les efforts déployés par la France pour annexer définitivement le département de la Saoura, ce projet «n’a pas eu de reconnaissance définitive en 1952» et que «le Maroc réclame déjà la marocanité de ces régions». Il y a là une réponse claire à ceux qui, encore aujourd’hui, colportent des contre-vérités sur une prétendue passivité du Royaume chérifien quant à son intégrité territoriale.

Le département de la Saoura était une subdivision administrative de l’Algérie française, créée officiellement en 1957. Elle comprenait de nombreuses localités historiquement liées au Maroc, selon les archives françaises, réparties principalement dans trois zones actuelles: Tindouf, Béchar et une partie de Tamanrasset (celle-ci incluant les célèbres Touat, Gourara, Tidikelt).

Ces affirmations officielles, émanant d’autorités militaires chargées de l’administration coloniale française, constituent des éléments probants permettant d’établir une continuité territoriale historiquement revendiquée par le Maroc. Elles mettent également en lumière des manquements aux principes fondamentaux du droit international, notamment en matière de respect de l’intégrité territoriale d’un État souverain, et du principe de l’uti possidetis juris.

Les déclarations explosives du colonel Quenard, commandant la division d’Ain-Sefra

La souveraineté marocaine sur le Sahara oriental était parfaitement connue des autorités coloniales françaises. En 1946, le commandant de la région de Colomb-Béchar, le colonel Quenard, en témoigne dans une dépêche adressée au gouverneur général de l’Algérie. Il y dresse un constat limpide sur l’autorité effective du Maroc sur cette zone:

«A. Situation politique. L’emprise marocaine y est totale, et tout se passe à Tindouf comme si la Saoura avait été annexée par le Maroc (c’est-à-dire que l’annexion par l’Algérie française de la région de Tindouf avait fait ressortir la présence marocaine: révolte des tribus et des gouverneurs historiquement liés au Maroc, NDLR). – Existence (à Tindouf) d’une annexe de Bureau de la poste chérifienne, les cachets de la poste portant Tindouf-Maroc et les lettres ne pouvant être affranchies qu’avec des timbres marocains. – Ravitaillement en provenance du Maroc et rations alimentaires marocaines. – La monnaie algérienne n’a, en fait, pas cours; etc.B. La contestation de cet état de choses, les avantages qu’ils (les Marocains) en retirent, et de vieilles traditions qui remontent au temps des Almoravides et des Ma el Aïnain (début 20ème siècle, NDLR)) font que les Rguibat se considèrent comme marocains. Aussi, l’annexe de la Saoura constitue actuellement un trait d’union entre le Maroc et l’AOF. Non seulement les Rguibat Lagouassem se plaisent à affirmer leur qualité de Marocains, mais les Reguibat du Sahel l’affirment eux aussi, ainsi que me l’a déclaré à son passage à Tindouf, le capitaine Varnoux, chef de poste d’Adrar (en Mauritanie).»(Rapport envoyé par le colonel Quenard, commandant la division d’Ain-Sefra en séjour à Colomb-Béchar, au ministre plénipotentiaire gouverneur général de l’Algérie, Yves Jean Joseph Chataigneau, Colomb-Béchar, 16 septembre 1946, Archives d’Aix-en-Provence, ANOM, FGGA, 28H/3)

Ce document démontre avec clarté que l’annexion administrative de Tindouf par l’Algérie française n’avait nullement isolé cette oasis des réseaux étatiques, économiques et sociaux marocains. Au contraire, elle en constituait une extension organique et vivante. Le même colonel Quenard, évoquant l’économie locale, précise: «Mais la prospérité des Rguibat ne profite pas à l’économie algérienne: bien plus, l’annexe de la Saoura est une voie d’eau dans cette économie. C’est le Maroc qui en draine toutes les ressources, c’est lui qui absorbe, en fin de compte, les subventions du Gouvernement général, les ressources propres de l’annexe, la solde des militaires algériens, etc., et ce mouvement de fonds représente plusieurs dizaines de millions de francs par an.» (Idem, ANOM, FGGA, 28H/3)

Ces aveux économiques et territoriaux sont d’autant plus saisissants qu’ils émanent d’un haut responsable militaire informé et impliqué sur le terrain. Et pourtant, malgré sa connaissance précise de la réalité marocaine de la Saoura, le colonel Quenard a ordonné des mesures visant à effacer méthodiquement cette présence: suppression des timbres marocains, effacement du rôle du Goum marocain, rejet du drapeau chérifien, marginalisation des caïds nommés par le Royaume et décorés du Wissam alaouite. Il évoque même l’annonce d’une visite du prince Moulay El Hassan à Tindouf en 1946, un symbole fort de souveraineté qui n’échappait à personne. Dans un document que nous reproduisons intégralement, Quenard révèle l’ampleur de l’atteinte à la souveraineté de l’empire chérifien. Et ce, alors même que, selon ses propres mots, les autorités de la Résidence considéraient la Saoura comme une composante du Sud marocain.

Voici la lettre de Quenard adressée au gouverneur général de l’Algérie, Yves Jean Joseph Chataigneau:

Face à cette situation qu’il jugeait insupportable, le colonel Quenard propose une stratégie d’ingénierie coloniale ubuesque: reproduire les signes extérieurs du pouvoir marocain en les détournant au profit de l’autorité française! Ainsi imagine-t-il de confectionner des burnous rouges, marocains, pour les chioukhs et caïds... mais traficotés visuellement et comprenant des signes de la nouvelle administration coloniale. Cette volonté d’effacement de la marocanité de la région s’est transmise, en droite ligne, à des successeurs improbables, jusqu’au général Chengriha lui-même et ses récents discours martiaux sur l’algérianité de Bechar, héritier d’un discours de négation qui persiste sous d’autres uniformes.

La riposte du résident général au Maroc, le général Guillaume

Augustin Guillaume (1895-1983), figure centrale de l’appareil colonial français, occupa les fonctions de résident général de France au Maroc de juillet 1951 au 31 décembre 1954, avant d’être nommé chef d’état-major des armées de 1954 à 1956. Il fut impliqué, triste pedigree, dans le complot ayant conduit à la déposition du sultan Sidi Mohammed Ben Youssef, le 20 août 1953. On lui doit aussi la politique de prospection minière au Maroc et en Afrique du Nord. C’est dans le cadre du programme de recherches lancé par le Bureau des recherches et prospections minières (BRPM), basé à Rabat, que furent menées, dès 1953, des campagnes ayant abouti à la découverte de gisements pétroliers en Algérie. Ces initiatives s’inscrivaient dans une logique stratégique plus large, en particulier dans les zones frontalières entre le Maroc et l’Algérie, notamment dans la région de la Saoura. Elles accompagnaient une politique de réajustement territorial destinée à consolider l’influence française par l’annexion de régions historiquement marocaines, à l’image de Tabelbala, rattachée à l’Algérie en 1944, à la veille du manifeste de l’indépendance le 11 janvier 1944 et la montée du nationalisme marocain.

Pourtant, malgré son implication dans le système colonial, Augustin Guillaume opposa en 1952 une résistance ferme aux velléités expansionnistes de l’Algérie française, révélant des tensions profondes entre intérêts géostratégiques français et principes du droit international sur le respect de l’intégrité territoriale d’un État placé sous régime de Protectorat. Voici le document, jamais publié auparavant:

«Comme je l’ai déjà exposé dans ma lettre n° 203/SGP du 5 février 1952, je comprends les raisons qui militent en faveur des agrandissements des territoires de souveraineté française partout où ceux-ci pourraient être justifiés, mais ce serait manquer aux devoirs de ma charge d’accepter une amputation de territoire marocain qui nous serait sévèrement reprochée aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du Maroc et qui serait très difficilement défendable. Nous avons intérêt à ce que la ligne Trinquet, qui est plus avantageuse pour nous que la ligne des Postes douaniers de 1901, objet certainement de revendications ultérieures du Makhzen, se cristallise le plus longtemps possible et serve de base aux négociations qui auront lieu ultérieurement pour l’établissement des frontières.» (Lettre du résident général au Maroc, Augustin Guillaume, sur la limite administrative avec le Maroc, adressée au ministre des Affaires étrangères de France, Georges Bidault, 1952, Archives diplomatiques de Nantes, Ambassade de France à Rabat, 558/PO, Carton 104)

Ce document éclaire une vérité fondamentale: au cœur même de l’appareil colonial, des responsables reconnaissaient que des territoires, marocains depuis les temps immémoriaux, ont été amputés pour être annexés à l’Algérie française. Et surtout, ils mettaient en garde contre les conséquences politiques, juridiques et diplomatiques d’une violation du pacte implicite du Protectorat. Une lucidité qui, bien qu’isolée, confère aujourd’hui à cette archive une valeur précieuse dans le rétablissement des droits historiques du Maroc sur ses confins sahariens.

Relire l’histoire, repenser l’avenir

Ainsi jusqu’à 1952, les autorités françaises reconnaissaient explicitement que la frontière douanière du Maroc s’étendait au sud d’Igli et du Touat, aux confins de l’Afrique occidentale. La ligne Trinquet, tracée en 1938 comme limite militaire et technique, reconnaissait sans ambiguïté l’appartenance de plusieurs localités au Royaume du Maroc: Merkala, Hassi Mounir, Zemoul et Oum Laâchar. Bien qu’officieuse, elle servit de référence dans les échanges administratifs jusqu’à l’Indépendance du Maroc. Pourtant, après 1956, la France refusa d’en reconnaître toute validité, entérinant de facto l’effacement des droits territoriaux marocains au profit de l’Algérie française.

Dès 1962, l’Algérie indépendante s’inscrivit dans cette même logique, rejetant toute reconnaissance des accords tacites ou des délimitations administratives établies antérieurement. Qui plus est, en 1957, dans un contexte régional porté par l’implication du Maroc dans le soutien au FLN et à l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne, la France imposa une nouvelle ligne de fait, non négociée, amputant davantage de territoires marocains.

Par Jillali El Adnani
Le 15/06/2025 à 09h00