Sur le littoral atlantique qui borde Dar Bouazza, au sud de Casablanca, l’air salin transporte ce matin une tension inhabituelle. À une dizaine de kilomètres du centre-ville, ce qui fut autrefois un paisible village de pêcheurs s’est métamorphosé, au fil des décennies, en une station balnéaire prisée, puis en une véritable ville de plus de 300.000 habitants. Les terrasses des pubs et restaurants qui bordent la plage - certains installés ici depuis des décennies - sont encore vides à cette heure. En temps normal, le calme règne en maître sur ce tronçon côtier, surtout en semaine et hors saison estivale. Mais aujourd’hui, ce silence a été rompu.
Un vacarme sourd, organisé, méthodique s’est emparé des lieux. Le long des fameuses «plages privées», l’expression courante pour désigner cette succession d’établissements les pieds dans le sable, c’est un tout autre décor qui s’est dressé au lever du jour. Gendarmes, agents des Forces auxiliaires, éléments de la Protection civile… Les uniformes sont partout. Déployés en masse dès les premières lueurs, ils quadrillent la zone, sous les ordres d’une impressionnante délégation de représentants de l’autorité. Chaque geste, chaque regard, chaque mot d’ordre trahit une opération planifiée, réfléchie, et visiblement d’envergure. Ce matin, Dar Bouazza s’est réveillée sous haute tension.
Neuf heures pile. Comme un signal parfaitement synchronisé, l’opération démarre. En quelques instants, les équipes de terrain se mettent en branle, encerclant les lieux, balisant les accès, sécurisant le périmètre. Puis arrivent les engins lourds, gigantesques pelleteuses au grondement sourd, prêtes à entrer en action. Leur mission est claire, sans appel: démolir. Tout doit disparaître. Ordre du jour: destruction immédiate des établissements touristiques pour occupation illégale du domaine maritime.
«Tous, veut dire tous»
Le premier coup est porté au nord. Deux établissements emblématiques ouvrent le bal: Océana Beach et Atlantic. En quelques heures, ce qui fut autrefois des lieux animés, où les rires se mêlaient aux clapotis des vagues, n’est plus qu’un amas de gravats. Le mobilier, les équipements, les effets personnels ont été mis de côté, mais tout le reste, des façades aux cuisines, des sanitaires aux piscines, est méthodiquement réduit en poussière. Et ce n’est que le début.
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L’opération, annoncée comme totale, s’étendra à l’ensemble des restaurants installés sur le rivage de Dar Bouazza. Dès demain, ce sera au tour de Playa Del Mar, Sunny Beach et Nomad. Les autres suivront, un à un, dans une mécanique implacable. Pour les habitués, pour les riverains, c’est la tristesse. Ces lieux faisaient partie du paysage, presque de la mémoire collective. Mais au fond, beaucoup le savaient: ce moment finirait par arriver. Ce jeudi marque donc la fin d’une époque, mais aussi l’exécution ferme de la loi, longtemps différée, désormais mise à exécution sans détour.
Lors de l'opération de destruction des restaurants des plages privées à Dar Bouazza, jeudi 15 mai 2025. (A.Gadrouz/Le360)
Et pour cause, ces établissements occupaient ou exploitaient ces espaces de manière illégale. Locataires pour la plupart auprès du ministère de l’Équipement et de l’Eau, les gérants ont cessé depuis 2018 de payer leur dû, leur contrat avec la tutelle étant arrivé à échéance et n’ayant pas été renouvelé depuis, nous explique une source informée. D’autres disposent certes de titres fonciers à leur nom, mais toute construction en dur sur le domaine maritime étant strictement interdite, ils outrepassaient la loi en s’autorisant de telles pratiques, ajoute notre interlocuteur. Cela dure depuis des décennies. Au nom de la promotion du secteur de l’hôtellerie et de la restauration, comme pour des considérations sociales, les pouvoirs publics fermaient les yeux. Mais la fin était inéluctable, et depuis l’entrée en fonction du nouveau wali, Mohamed Mhidia, avec le retour de l’autorité dans le Grand Casablanca pour mission principale, elle se faisait de plus en plus proche.
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Une semaine avant le lancement effectif de l’opération, propriétaires et gérants de ces restaurants avaient été avertis et devaient évacuer les lieux en récupérant les équipements qui s’y trouvaient. Il était donc étonnant de constater que certains établissements étaient quasi intacts, avec tout le matériel encore sur place. Appareils électroménagers divers, équipements de cuisine, transats, parasols et jusqu’aux théières… Tout était encore posé, notamment à Océana Beach, dont même la piscine n’avait pas été vidée. Les concernés, comme leur personnel, n’étaient cependant pas présents.
Grand Casablanca: la fin de l’anarchie
À noter que ces démolitions étaient au programme des autorités depuis déjà une année. Sept établissements avaient déjà été notifiés en juin 2024, à travers une correspondance de l’ancien gouverneur de Nouaceur, Abdallah Chater (actuel gouverneur de Tan-Tan), les enjoignant de vider les lieux dans un délai de 15 jours. Un responsable présent sur place nous explique que la mesure avait été suspendue, le temps que ces restaurants maintiennent leur activité lors de la dernière saison estivale et que leurs managers préparent l’après. Ces établissements n’en sont pas moins restés ouverts jusqu’à l’exécution de l’ordre de démolition. En lieu et place, le mystère sur l’avenir de cette zone reste entier. Des bruits courent sur des investissements colossaux qui seraient prévus, mais à ce stade, aucun projet concret n’est annoncé.
Méthodique, globale et irréversible, l’opération de Dar Bouazza fait partie d’un tout. Elle marque une nouvelle étape d’un long processus de libération de l’espace public au niveau de la province de Nouaceur. La première a démarré il y a cinq mois et a porté sur plus de 300 cafés-restaurants éparpillés dans les quartiers Errahma, Bouskoura, Dar Bouazza, Ouled Saleh... La deuxième a concerné des résidences (tous standings confondus) qui installaient des portiques en dehors des parties communes de la copropriété, sur des terrains goudronnés relevant du foncier communal, bloquant ainsi l’accès des citoyens aux plages (le cas de Peninsula et de Jack Beach).
Une troisième étape a, quant à elle, ciblé les cafés et restaurants haut de gamme de la commune de Bouskoura, notamment les enseignes situées au complexe One Hill de la Ville verte. La démolition a été engagée mardi 13 mai. Là encore, les terrasses étaient installées certes sur un terrain relevant du domaine privé, mais les propriétaires n’avaient pas les autorisations pour poser des tables, des vitres, etc. Également visés, les terrains de golf autour du site Prestigia, où des constructions anarchiques ont débordé sur la partie commune de la résidence. À Dar Bouazza, Bouskoura comme un peu partout ailleurs, le chantier n’est pas près de s’arrêter. Objectif: faire appliquer la loi et en finir, pour de bon, avec le chaos.