On allait voir ce qu’on allait voir. En réponse instantanée à l’attaque de l’Ukraine par les troupes de Poutine, Bruxelles déclenchait un paquet de sanctions qui, selon les mots d’un ministre des Finances de la zone euro, allait «provoquer l’effondrement de l’économie russe». Si quatorze trains de sanctions plus tard, c’est surtout l’économie de l’UE qui trinque, c’est assurément sur le dossier du gaz que les Européens ont été les plus prudents, tant les États membres étaient dépendants de l’énergie russe: près de 45% du gaz importé dans l’Union européenne provenait ainsi de son voisin en 2020 (155 milliards de m³), devant la Norvège (20%) et l’Algérie (12%). Une dépendance allant jusqu’à 100% ou presque, pour certains pays, Lettonie, République tchèque, Finlande, Hongrie ou encore Estonie, tandis qu’une série d’États s’approvisionnaient pour la moitié au moins de leurs importations auprès de la Russie, surtout l’Allemagne (66%), par ailleurs première importatrice de l’Union européenne, et l’Italie (50%).
À tel point que lorsque Bruxelles décida de sanctionner les établissements bancaires russes, ceux qui étaient impliqués dans le commerce du gaz, comme Gazprombank, furent épargnés. De même, il fallut attendre décembre 2023 pour que les sanctions incluent enfin le gaz de pétrole liquéfié, comme le butane et le propane utilisés notamment pour le chauffage. Dans l’intervalle, c’est bien Kiev qui aurait usé, de façon radicale, de l’arme du gaz, par un sabotage des deux gazoducs Nord Stream. De son côté, la Commission européenne dégainait un plan «REPowerEU», basé sur trois piliers: accélérer le déploiement des énergies renouvelables, faire d’importantes économies d’énergie, et diversifier l’approvisionnement en gaz, par une augmentation des importations de gaz naturel liquéfié et par gazoduc en provenance de fournisseurs non russes, en pariant sur le trio Azerbaïdjan, Algérie et Norvège pour réduire la dépendance énergétique au gaz russe.
L’Azerbaïdjan! «Est-ce qu’acheter du gaz à Bakou est moins coupable que d’en acheter à Moscou?» a pu ingénument interroger un eurodéputé lorsque le deal négocié par Ursula von der Leyen à l’été 2022, à savoir doubler les importations de gaz azerbaïdjanais d’ici à 2027 pour les porter à 20 milliards de m³, est arrivé en débat au Parlement européen. C’est que depuis, ce «partenaire clé de nos efforts pour abandonner les combustibles fossiles russes», en conflit depuis 30 ans avec l’Arménie, a mené une blitzkrieg dans le Haut-Karabakh, «épuration ethnique» condamnant à l’exode plus de 100.000 Arméniens. Et que ni le vote des eurodéputés d’octobre 23, appelant à des sanctions ciblées contre l’État azerbaïdjanais, ni les menaces continues du président Aliyev contre Everan n’entament le business –les flux de gaz vers l’Europe en provenance du corridor gazier sud, à travers la Turquie, sont 46% plus élevés qu’en 2021– et l’enthousiasme de la Commissaire à l’énergie: «Nous espérons que le gazoduc azerbaïdjanais jouera un rôle important dans le système énergétique européen pendant notre transition énergétique. Face à l’augmentation de la violence russe et à la poursuite d’une guerre injustifiée à nos portes.» Dans un baroud d’honneur tenté à l’occasion des ultimes votes du mandat, en mars 2024, les parlementaires européens échoueront, à 16 voix de la majorité, à réclamer la suspension de l’accord gazier azéri.
Et l’Algérie? La reprise plein gaz des relations Bruxelles/Alger depuis le début de la guerre, avec les déplacements successifs de tous les dirigeants de l’UE, Haut-Commissaire Borrell, Président du Conseil Charles Michel et Commissaire à l’énergie; le renouveau du dialogue parlementaire, avec la création d’une Commission parlementaire mixte entre les deux parlements, algérien et européen, en 2022, et une première déclaration où le PE salue le rôle de l’Algérie en tant que «partenaire clé de l’UE dans la région, en particulier en tant que fournisseur fiable d’énergie», pourrait laisser à penser que l’Algérie a bien fait de jouer avec les nerfs de ses interlocuteurs européens depuis 2005, d’un Accord d’Association sans cesse renégocié à une zone de libre-échange toujours repoussée...
Le rapport de force paraît aujourd’hui d’autant plus favorable à Alger que l’UE est débordée par ses membres, qui, Italie et Allemagne en tête, jouent en bilatéral la carte du gaz algérien pour sécuriser leurs approvisionnements. Les premiers scellent des accords d’importance: seuls, avec un opérateur présent depuis 1981, qui se renforce en achetant en 2023 les activités de BP, et signe avec Sonatrach un accord qui permet d’accélérer le développement des projets de production de gaz naturel et d’augmenter les volumes de gaz exportés via le gazoduc Transmed. Comme en partenariat, sur un contrat de partage de production de 25 ans entre ENI, Total, American Occidental et Sonatrach sur l’exploitation des gisements de Berkine. Tandis que les seconds deviennent en 2024 le quatrième client européen majeur d’Alger. Et qu’au-delà du gaz, l’Algérie lorgne déjà la technologie allemande dans le domaine de l’hydrogène vert.
Qu’importe alors si le chantage pourtant récent subi par Madrid, tant sur les approvisionnements que sur le prix du gaz algérien, flotte sur Bruxelles comme un avertissement, et une leçon: le gaz reste une arme géopolitique puissante et universelle, par-delà les mers, Baltique, Caspienne ou Méditerranée.