À la guerre comme à la guerre? Si les chefs d’État et de gouvernement affichent, au sommet de Grenade de décembre 2023, leur union pour avancer sur la voie de l’élargissement, c’est que celui-ci s’est progressivement imposé comme l’une des réponses occidentales à l’invasion de l’Ukraine par la Russie: un engrenage né d’une promesse d’adhésion de Von der Leyen à Zelensky dès le printemps 2022, et la pression de Kiev sur des États membres à l’époque très divisés sur le sujet, et qui n’étaient franchement pas pressés d’élargir un club fonctionnant de plus en plus difficilement à 27. L’escalade entre Bruxelles et Moscou, le revirement de la France sur l’accueil des pays des Balkans vus en 2019 comme «partenaires» plutôt que «futurs membres», les recommandations pressantes de la présidente de la Commission d’ouvrir les négociations avec l’Ukraine et la Moldavie, puis la Bosnie-Herzégovine, vont finir de convaincre -du moins officiellement- les plus réticents, et progressivement accréditer l’idée d’un élargissement grand format, vu, en toute humilité (!), comme «un investissement géostratégique de paix, sécurité, stabilité et prospérité».
Ce mantra optimiste et généreux cache une rupture historique à l’égard de ce que fut précédemment la méthode de construction de l’Europe politique, avec: une Commission qui impose le calendrier et met les États devant le fait accompli; une présidente qui récompense les bons élèves selon ses propres critères, politiques, et non au mérite comme furent antérieurement traités tous les candidats, y compris lors de la «réunification historique du continent des années 2000»; des États membres frontaliers de la Russie qui encouragent cette «géographie de l’élargissement» contre l’ennemi héréditaire, ou de vieux pays d’Europe de l’Ouest qui n’en pensent pas moins, mais que l’«effet drapeau» rend muets. Qu’on cite l’exemple moldave, et son record du plus bas salaire brut d’Europe (46 euros mensuels, soit 34 fois plus bas que celui des employés du Luxembourg). Qu’on s’arrête sur le dossier de la Bosnie-Herzégovine, pour laquelle le précédent rapport des eurocrates soulignait les retards dans les réformes, mais que Von der Leyen soutient aujourd’hui sans réserve, arguant de ses progrès impressionnants, et surtout qu’elle est «pleinement alignée sur la politique étrangère de l’UE, ce qui est crucial». Qu’a contrario, la Serbie, aux progrès économiques incontestables (au 63ème rang mondial, premier des Balkans, dans l’indice de développement humain, avec un RNB atteignant 80% de celui de la Bulgarie), paye son non-alignement sur Bruxelles et le refus d’appliquer in extenso les paquets de sanctions contre la Russie -vieux trauma d’une décennie de sanctions internationales et du bombardement des civils par les armées otaniennes?
Outre qu’on puisse légitimement s’inquiéter qu’une Commission sortante fixe la feuille de route des prochaines mandatures et engage ainsi l’avenir du continent avant les élections censées définir celui-ci, cette transformation de l’UE à pas cadencés, sans que soient tranchées au préalable les réformes, des institutions et du marché unique, fait d’ores et déjà des États européens et de leurs peuples les premières victimes de l’élargissement. C’est d’abord le droit de veto qui est menacé: à 30, voire 37, autour d’une table, il n’est plus cet élément essentiel de souveraineté qu’on brandit quand les intérêts nationaux sont en jeu, mais un instrument de chantage, susceptible de bloquer toute prise de décision, et l’élargissement devient prétexte à mettre fin à l’unanimité dans les décisions de politique étrangère. C’est aussi l’économie de chaque État membre qui «turbule», soumise demain, au sein du marché communautaire, à un dumping, fiscal et social, dont les Européens n’ont pas tous encore conscience, malgré des précédents annonciateurs… du plombier polonais émergeant de la vague d’élargissement de 2004, emportant les ouvriers du bâtiment, belges et français, au céréalier ukrainien que la Pologne agite comme un épouvantail, malgré son soutien politique à Kiev… La guerre et un soutien tant militaire que financier apportés à Kiev dans la défense de son territoire ne doivent pas empêcher la réflexion sur le coût des adhésions, et les bouleversements radicaux, politiques, économiques et sociaux que font planer celles-ci sur l’Europe, y compris dans sa politique de voisinage. Pour la seule Ukraine, le think tank Bruegel émet quelques chiffres significatifs: jusqu’à 136 milliards d’euros sur 7 ans, dont 85 milliards pour les agriculteurs et 32 milliards sur les fonds de cohésion régionale. Un minimum, tant il est difficile par ailleurs de spéculer sur la durée de la guerre et son intensité.
Mais qu’on retienne seulement la puissance agricole de l’Ukraine, et la perspective d’une adhésion à la Politique Agricole Commune: elle deviendrait le plus grand bénéficiaire des fonds européens, damant le pion à la France et à l’Espagne, deux pays en tête des subventions versées aux agriculteurs. C’est dire qu’à viser la tomate ou la fraise marocaine, les agriculteurs du sud de l’Europe se tromperaient de cible, et seraient même en retard d’une guerre.