Qu’un pape délivre un message de paix n’est pas un scoop. Que le Vatican s’essaye en médiateur de conflits, urbi et orbi, également. Pour s’en tenir au XXème siècle, de la guerre déchirant l’Europe en 1917 aux bruits de botte des GI’s menaçant Bagdad, et l’avenir de l’ONU, au début des années 2000. Et qu’il échoue dans cette mission, pareillement: nul fut le poids de Benoît XV dans la Grande Guerre. Tout comme Jean-Paul II, recevant Tarek Aziz le 14 février 2003 à Rome, ne put éviter ni l’invasion de l’Irak le mois suivant ni le sort réservé par les vainqueurs au diplomate de Saddam. Le Vatican eut beau appeler à la clémence, le numéro deux du régime baasiste, malade, vécut douze ans en prison sa lente agonie. Au printemps 2024, le message de Jorge Bergoglio n’a finalement d’autre effet qu’un rejet, sans appel, des paroles de cet homme de paix par le bloc hostile au Kremlin –du secrétaire général de l’OTAN («l’Ukraine a besoin d’armes et non de drapeau blanc») aux dirigeants ukrainiens convoquant l’ambassadeur pontifical à Kiev pour lui asséner une leçon sur les notions de bien et de mal.
Pourtant, les mots du chef de l’État vaticanais à la télévision suisse, à rebours de la doxa de son continent, censurés avant même d’être diffusés, méritent l’attention de tous ceux qui s’inquiètent de l’escalade, à tout le moins verbale, entre l’Union européenne (UE) et Moscou. Ils rappellent les règles de base de toute guerre, qui ne se termine jamais que par la victoire ou la négociation. Que négociation n’est pas reddition: «Négocier est un courage». Qu’il faut savoir s’arrêter à temps: «N’ayez pas honte de négocier avant que les choses n’empirent». Et la nécessité, enfin, de pays tiers pour agir en médiateurs: «Nombreux sont ceux qui souhaitent jouer ce rôle, dont la Turquie». Ils nous renvoient au printemps 2022, un mois à peine après l’invasion de l’Ukraine, où, réunies à Istanbul, les délégations russe et ukrainienne étaient proches de parvenir à un accord. On y évoquait la possibilité d’une rencontre Poutine-Zelensky à Ankara et l’hypothèse d’un retrait des troupes russes contre le renoncement de Kiev à rejoindre l’OTAN.
Deux ans... Une éternité pour les victimes civiles ukrainiennes du conflit, pour les familles des jeunes soldats des deux armées morts au combat –dont ni Kiev ni Moscou n’osent afficher le bilan, agitant à l’inverse les pertes adverses–, des dommages matériels inestimables, dont plus de 300 sites culturels, à Lviv ou Odessa, des sanctions occidentales qui, loin d’affaiblir l’économie de la Russie, ont renforcé ses alliances avec le Sud global. Deux ans… Un front de plus de 1.000 kilomètres, le début d’une guerre d’attrition dont le vainqueur serait donc in fine celui qui pourra attendre, et supporter toujours plus de pertes humaines et matérielles sans céder?
Si les mots de Bergoglio dérangent, c’est qu’ils interpellent l’Europe sur «la promesse de son baptême»: la paix! C’est l’Europe qui aurait dû jouer ce rôle de médiateur, dans l’intérêt de l’Ukraine, et accessoirement de ses propres peuples. Non seulement elle y a renoncé tardivement –car de vieux réflexes dictaient à un vieux pays de ce vieux continent de «ne pas humilier Poutine»– mais sûrement: par des promesses folles de livraison d’armes (même pas tenues), d’adhésion à l’UE (qui scellerait le sort de l’agriculture européenne) et enfin à l’OTAN (l’hubris occidental obérant par là même les chances pour l’Ukraine d’une médiation par d’autres puissances). Que cherche aujourd’hui l’Europe? À tout faire pour que la Russie ne gagne pas la guerre. Mais encore? Que Zelensky puisse la gagner? Et qui définit les termes de la victoire? Bellicisme et fuite en avant maquillent, imparfaitement, ce qu’une négociation mettrait à nu: les divisions entre États membres sur «à peu près tout», les armes à livrer, les frontières à défendre, le statut de la Crimée, et même l’adhésion ukrainienne à l’Union, puisque seule une parade institutionnelle inédite a permis de contourner le défaut d’unanimité sur ce vote, et la résistance de la Hongrie.
Jeu dangereux de ceux qui invoquent l’histoire pour créer l’amalgame fallacieux entre négociation et esprit de Munich. Si selon l’expression bismarkienne, «la diplomatie sans les armes, c’est la musique sans instruments», les armes sans la diplomatie ne savent composer qu’un requiem.