Résistant aux mesures mises en place afin de l’atténuer, le déficit commercial du Royaume n’a de cesse de s’accentuer. Ainsi, au cours des cinq dernières années, il a presque doublé, passant de 159,7 milliards de dirhams à plus 306,4 MMDH, selon l’Office des changes.
Une tendance qui persiste puisque ce déficit s’est creusé de près de 17%, s’élevant à 71,63 MMDH au cours des trois premiers mois de 2025 par rapport à la même période de l’année dernière, avec une progression des importations (6,9%) nettement plus rapide que celles des exportations (1,5%). Par conséquent, le taux de couverture des importations par les exportations a perdu 3,3 points, reculant ainsi à 61,8%.
Quels sont les principaux facteurs expliquant ce déséquilibre chronique de la balance commerciale?
Lire aussi : Le déficit commercial s’aggrave de 17% à fin mars, voici pourquoi
Selon Driss Effina, professeur d’économie à l’Institut national de statistiques et d’économie appliquée et président du Centre indépendant des analyses stratégiques, interrogé par Le360, le cœur du problème réside dans une économie qui ne produit pas ce qu’elle consomme et qui n’exporte pas ce qu’elle produit.
«Le tissu entrepreneurial marocain, dominé par deux segments –les entreprises dépendantes de la commande publique et les importateurs distributeurs– ne constitue pas une base industrielle orientée vers l’export. En dehors de quelques secteurs moteurs (…), le reste du paysage productif reste enfermé dans des logiques rentières ou de sous-traitance», note-t-il.
Dans ce contexte, ajoute-t-il, les accords de libre-échange (ALE), au lieu de jouer un rôle catalyseur de compétitivité, ont accentué la vulnérabilité commerciale du Maroc. Le déficit commercial dans ces accords est souvent interprété à tort comme une fatalité ou une erreur de conception, relève-t-il. Or, affirme-t-il, c’est moins le texte des ALE que leur mise en œuvre qui pose problème. «L’exemple de l’accord avec les États-Unis est à cet égard éloquent: le Maroc, seul pays africain à en bénéficier, n’a jamais su activer ses leviers stratégiques, faute d’un appareil productif performant et d’une diplomatie commerciale offensive», souligne-t-il.
Balance commerciale des biens en millions de dirhams (Source: Office des changes).
2020 | 2021 | 2022 | 2023 | 2024 | |
---|---|---|---|---|---|
Transactions globales | 685.950 | 857.976 | 1.166.053 | 1.145.961 | 1.217.614 |
Importations | 422.861 | 528.571 | 737.441 | 715.752 | 761.272 |
Exportations | 263.089 | 329.405 | 428.612 | 430.209 | 456.342 |
Solde | -159.772 | -199.166 | -308.829 | -285.543 | -304.930 |
Taux de couverture en % | 62,2 | 62,3 | 58,1 | 60,1 | 59,9 |
Le deuxième facteur explicatif de ce déséquilibre, «trop souvent évacué des débats officiels», selon notre interlocuteur, a trait à la politique de change et à la surévaluation du dirham. Lorsque le Maroc importe plus qu’il n’exporte de manière chronique, cela devrait mécaniquement exercer une pression à la baisse sur sa monnaie, avance-t-il.
Or, note-t-il, la stabilité artificielle du dirham, entretenue par un pilotage prudent et par la position confortable des réserves de change (alimentées notamment par les MRE et les IDE), permet au pays de continuer à consommer au-dessus de ses moyens réels. «Cette illusion de richesse monétaire crée une dynamique de dépendance importée: produits manufacturés, biens d’équipement, énergie, intrants agricoles… tout ou presque vient de l’étranger», explique-t-il.
Un dirham ajusté à la réalité de nos fondamentaux extérieurs, précise-t-il, rendrait les importations plus coûteuses et inciterait à la substitution locale. Toutefois, un tel ajustement suppose une réforme structurelle du régime de change, aujourd’hui encadré dans une bande de fluctuation étroite, selon Driss Effina qui estime que «sans correction monétaire, le déficit commercial continuera d’agir comme une ponction insoutenable sur la balance des paiements».
Des stratégies mal conçues
Enfin, il pointe les stratégies sectorielles qu’il juge «mal pensées, souvent conçues par des cabinets internationaux déconnectés du réel marocain». Il explique que depuis vingt ans, le Maroc multiplie les plans –plan Émergence, Maroc Export Plus, Plan d’accélération industrielle– sans jamais s’attaquer aux véritables problèmes: absence d’intégration locale, faiblesse de la montée en gamme, vulnérabilité énergétique, dépendance technologique, absence de capital patient. «Le résultat: des stratégies pensées en silo, incapables de générer un effet d’entraînement global sur l’économie», souligne-t-il.
Il ajoute que l’industrialisation marocaine «reste périphérique, concentrée sur quelques zones franches et opérée par des filiales de multinationales qui exportent à bas coût, mais réinvestissent peu localement». La valeur ajoutée nationale demeure faible, et les chaînes de valeur domestiques peinent à se consolider, poursuit-il. En conséquence, conclut-il, les exportations croissent faiblement, tandis que les importations (notamment d’équipements et de produits finis) continuent de croître plus rapidement.
Lire aussi : Commerce extérieur: pourquoi les exportations marocaines vers l’Afrique ne décollent pas
Pour remédier à cette situation, insiste-t-il, «la solution ne viendra ni d’un protectionnisme de façade, ni d’une fuite en avant monétaire, mais repose sur une refondation complète de la stratégie commerciale et industrielle du pays autour de trois axes».
Le premier consiste en la réorientation productive. Il s’agit de soutenir les champions nationaux exportateurs, favoriser les industries intermédiaires locales, et structurer des écosystèmes industriels intégrés capables de monter en gamme technologique. Le deuxième est la réforme du régime de change pour permettre une plus grande flexibilité du dirham afin de rétablir un ajustement naturel des déséquilibres extérieurs, tout en protégeant les plus vulnérables par des politiques compensatoires ciblées.
Le troisième axe est la souveraineté stratégique: reconstruire la planification économique à partir de l’intérieur, en impliquant les universités, les think tanks nationaux et les élites productives, plutôt que de confier la pensée stratégique à des entités étrangères sans enracinement local;
«Le déficit commercial du Maroc n’est pas une fatalité. Il est le symptôme d’un modèle économique en quête d’équilibre et de vision. Ce n’est qu’en redonnant sens au mot « souveraineté économique » que le Royaume pourra transformer ce gouffre commercial en tremplin stratégique», conclut Driss Effina.