Le romancier

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueQuand je réponds «du travail!», les gens ne me croient pas. Ils pensent que j’esquive la question. Avant d’écrire, je passe mon temps à observer ce qui se passe autour de moi.

Le 26/05/2025 à 10h58

Italo Calvino (1923-1985) est un auteur italien des plus importants du siècle dernier. Cet homme, fin, discret, avait une imagination d’une fertilité déconcertante. L’un de ses derniers romans est une prouesse géniale. Il a décidé de s’adresser directement au lecteur. Il en a fait son copain, son ami, son indispensable compagnon de fiction.

Dans Si une nuit d’hiver un voyageur, le roman commence ainsi: «Tu es sur le point de commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, “Si une nuit d’hiver un voyageur“. Détends-toi. Recueille-toi. Chasse toute autre pensée de ton esprit. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. Il vaut mieux fermer la porte; là-bas la télévision est toujours allumée. Dis-le tout de suite aux autres: “Non, non, je ne veux pas regarder la télévision“…».

Impossible de lâcher ce livre quand on le commence. Le lecteur est flatté parce que concerné. Il a été choisi par l’écrivain et croit qu’il est le seul à avoir été élu. Le romancier s’adresse à lui et l’accompagne partout.

Le romancier est par principe quelqu’un qui invente, mais il part du réel, il ne reproduit pas la réalité, il la transforme, la manipule. Ici, dans ce merveilleux roman, c’est le lecteur qui est manipulé. Calvino devient metteur en scène. Il pose le cadre, le décor, l’environnement et demande au lecteur de le suivre et même de lui obéir.

Comme disait le poète François Bott, «l’écrivain est un cambrioleur du réel». Écrire est une tentative de s’emparer du réel et d’en faire sa «chose». Quand on a de l’imagination, ça donne Si une nuit d’hiver un voyageur. Quand on en n’a pas, ça donne au mieux de l’autofiction, au pire du bavardage autour de son chat ou de son chien.

Dans le roman de Calvino intervient un personnage, un jeune homme dégingandé dans un long pull-over. Il s’approche du lecteur, pointe son doigt vers lui et dit: «Toi, tu attends Ludmilla!»

Le lecteur répond, interloqué:

- Comment le savez-vous?

- Je l’ai compris. Il me suffit d’un coup d’œil. (…) Je traîne toujours un peu partout, je rencontre les uns et les autres, j’entends et je vois une chose ici et une autre là, et tout naturellement je les relie.

Ainsi fonctionne le romancier. On ne cesse de poser aux écrivains la question de l’écriture et puis celle de savoir d’où viennent toutes ces histoires.

Quand je réponds «du travail!», les gens ne me croient pas. Ils pensent que j’esquive la question. Avant d’écrire, je passe mon temps à observer ce qui se passe autour de moi.

Ainsi je me suis amusé l’autre jour à dévisager mes compagnons dans le Bouraq entre Tanger et Casa (2h10). J’aime regarder, observer les êtres et deviner leur histoire. Pour certains tout est écrit sur leur visage, leurs expressions directes sont sans mystère.

Je rappelle ces lignes de Jean Genet écrites au début de son livre sur Giacometti: «Il n’est à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve ou qu’il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde.»

Je regarde discrètement, j’observe, j’enregistre dans ma tête:

D’abord une dame d’un certain âge qui n’a pas compris qu’elle devait s’isoler pour parler au téléphone. Elle discutait apparemment avec sa fille. Elle lui disait (tout le monde pouvait entendre): «Ya Benti! tu sais que ton père est malade, il ne faut pas le contrarier, demande à la bonne de lui préparer une soupe de légumes et empêche-le de fumer, il tousse tout le temps…»

Le reste était gênant. Mais je me suis concentré sur un couple qui est monté à Kénitra. Lui, gros et gras. Elle, en jean serré, aussi grosse que lui. Le visage est assez joli et le foulard bien serré sur la tête. Ils ne se parlent pas. Lui, s’est endormi tout de suite, son téléphone à la main. Je crois qu’il est fonctionnaire dans un ministère. Il est le type même du fonctionnaire, moustache et cravate grise mal nouée. Chemise marron portée depuis quelques jours.

Elle, c’est différent. Ses habits sont bien choisis. Mais elle s’ennuie. Elle joue sur son téléphone et de temps en temps, pousse un soupir.

D’après leurs gestes, j’ai supposé qu’ils étaient mariés depuis dix ans au moins. L’homme est indifférent. Il n’a même pas aidé sa femme à ranger sa valise. Il l’a laissé faire. À mon avis, la flamme du début a disparu. Ils ne doivent pas faire souvent l’amour.

À Rabat-Agdal monte un jeune homme, coiffé à la mode, légèrement tatoué sur le bras, jeans et blouson noir. Pas de chemise, mais un tee-shirt blanc. Le corps svelte. Sportif. Deux téléphones. L’un d’eux sonne. Il se déplace sur la plate-forme et discute à voix basse.

Cet homme doit être dans les affaires, régulières ou pas, on n’en sait rien. J’ai calculé le prix de ce qu’il porte: pas moins de 15.000 dirhams. Rien que les baskets, (une marque très connue qui pratique des prix hallucinants) et les lunettes à la mode Ray Ban coûtent le salaire d’un fonctionnaire moyen.

Quand il est revenu à sa place, j’ai remarqué qu’il portait des bagues et une montre Apple qui donne l’heure et le cardiogramme. Il fume des cigarettes américaines et les allume avec un briquet en or. Ça, je l’ai vu en descendant du train à Casa-Voyageurs. Je l’ai suivi. Une belle voiture l’attendait avec chauffeur. Celui-ci se précipite pour lui prendre son sac. Il s’installe à l’arrière et disparaît dans les embouteillages de Casa.

Cet homme n’est pas marié. Il ne porte aucune trace de conjugalité dans son apparence ou dans son comportement. Il a des maîtresses, jeunes, belles, qui espèrent toutes lui mettre le grappin dessus. Elles rêvent, les pauvres. Lui, même pas quarante ans, est un séducteur-consommateur compulsif. Ça se voit, ça se sent.

Je me dis, «cet homme n’est pas le genre à avoir quelque blessure; il fonce, il écrase, il triomphe». Jusqu’à quand?

Je reviens à Calvino. Son roman est un enchantement. Il donne envie de devenir écrivain. Pour écrire, il faut lire, lire beaucoup et apprendre à travers les classiques comment raconter une histoire. Car comme disait Balzac dans Petites misères de la vie conjugale: «Il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations».

Alors, comme un chercheur d’or, il faut apprendre à fouiller notre société. On y trouvera des pépites faites souvent de la banalité du bien et du mal.

Lire et observer. Et faire du lecteur un ami. Donc, il ne faut pas l’ennuyer avec des pages bavardes et sans intérêt. Sinon, il vous quittera et vous resterez seul, sans lecteur ni lectrice.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 26/05/2025 à 10h58