Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer la facilité de l’installation de l’islam en Afrique du Nord: faiblesse et désorganisation des Byzantins, divisions théologiques, oppression fiscale, différents attraits de la religion nouvelle…
Il en est une autre, qui a pesé certainement de son poids, bien que non suffisamment mise en avant, afin sans doute de mettre en évidence le rôle civilisateur, quitte à présenter les territoires conquis comme terra nullius sur le plan spirituel ou, du moins, sombrant dans un âge d’idolâtrie primaire.
Il est pourtant un fait qu’à côté de cultes polythéistes et animistes, voire zoroastriens et dualistes perses, le Maghreb a connu des religions monothéistes abrahamiques qui ont fourni une solide armature spirituelle.
En plus du judaïsme, le Maghreb fut une terre de christianisme, avant même le monde occidental où ce dernier était interdit et considéré comme une subversion pour ne connaitre un répit qu’en 312 avec la conversion de l’empereur romain Constantin qui mit un terme, une année plus tard, lors de l’Edit de Milan, à la persécution des chrétiens.
Combien de personnes savent que les «Berbères» ont donné trois papes à la chrétienté: Victor 1er, quatorzième évêque de Rome, né dans l’actuelle Tunisie; Miltiade, donné pour Africain dans le Liber Pontificalis et Gélase 1er, également nord-africain?
D’un autre côté, la production liturgique et philosophique en langue latine est l’œuvre de personnalités de renom, d’origine berbère, auteurs d’œuvres en latin, largement antérieures à celles de leurs homologues de l’autre rive de la Méditerranée, fidèles au grec.
C’est le cas de Tertullien, considéré comme le précurseur de l’ecclésiologie en langue latine; de l’évêque de Carthage, Saint Cyprien, auteur de plusieurs ouvrages, décapité devant le proconsul Galerius Maximus ou de l’évêque d’Hippone, Saint Augustin dont l’influence sur la définition des dogmes a été fondamentale, de même que son inspiration des doctrines métaphysiques de Descartes, de Malebranche ou de Leibniz.
Par ailleurs, la nomenclature des évêchés renseigne, assez tôt, sur la vitalité de l’Église d’Afrique.
Le premier concile général africain, tenu vers 220 à Carthage, groupait 70 évêques d’Afrique, alors qu’au concile d’Arles, convoqué un siècle plus tard, étaient réunies tout juste 16 églises gauloises.
L’historienne Yvette Duval écrivait à propos de cette géographie de l’église africaine: «Les actes de la conférence de Carthage en 411 permettent de fixer à six cents le nombre des évêchés africains, qui dépasse en densité, toutes les chrétientés occidentales, Italie comprise, pour ce début du Ve siècle».
De toutes les tendances nées au sein du christianisme, deux particulièrement marquèrent le Maghreb et soulevèrent des tempêtes au sein de l’Église chrétienne: le donatisme et l’arianisme.
L’arianisme tient son nom d’Arius, théologien et ascète, né vers 256 en Cyrénaïque (dite aussi Barqa à l’est de la Libye) d’une origine berbère.
De langue grecque, nourri de la doctrine mystique d’Origène et certainement de philosophie platonicienne, formé à l’école théologique d’Antioche, il est ordonné prêtre à Alexandrie.
Là, tout en accordant au Christ les honneurs dues à ses qualités exceptionnelles, il enseigne à ses paroissiens, à partir de 312, que Jésus est un être créé, non éternel, contestant explicitement une quelconque nature divine et prônant l’unicité et la transcendance absolues de Dieu.
Sa théologie est compilée dans un ouvrage en vers, jugé impie et soumis aux flammes du bûcher, intitulé, La Thalie (Le banquet), dont il ne subsiste que de maigres fragments, non sujets à caution, en raison de leur évocation par son plus grand ennemi, Athanase d’Alexandrie; alors que trois de ses lettres ont survécu et que des cantiques, facilement mémorisables, étaient composés pour ses ouailles dans les classes populaires.
Déjà excommunié en 318 lors d’un concile régional, puis réhabilité avec l’appui de plusieurs évêques et prélats d’Orient, Arius ne tarda pas à être formellement condamné par le premier concile œcuménique, présidé en 325, à Nicée, par l’empereur Constantin.
Par la même occasion, sa doctrine est vouée aux gémonies pour son rejet du dogme de la Trinité dont elle permet dès lors d’en fixer les termes et d’en assoir les fondements.
Les querelles théologiques autour de la question christologique ne s’arrêtent pas pour autant entre Ariens et Nicéens, ni le succès fulgurant de l’arianisme, déjà solidement implanté, mais divisé toutefois lui-même en différents courants.
Assimilé dans sa forme initiale à un strict monothéisme de type unitariste, fidèle selon certains groupes au christianisme des origines avant la corruption du Message, hérétique et blasphématoire pour d’autres, l’arianisme s’est répandu dans le milieu oriental, tout comme au nord de l’Afrique.
Il avait aussi de nombreux adeptes en Europe, que ce soit parmi les personnalités religieuses, tel Auxentius, évêque de Milan et jusque dans les plus hautes sphères politiques de l’empire.
Dans la famille même de Constantin le Grand, sa sœur Flavia Julia Constantia était dévouée à l’arianisme, de même que son frère Jules Constance.
Lui-même en a adopté les idées dans les dernières années de sa vie et fut baptisé sur son lit de mort par le célèbre évêque arien, Eusèbe de Nicomédie, défenseur de l’Unique inengendré; tandis qu’Arius, rappelé d’exil d’Illyrie, effectuait un retour triomphal à Constantinople.
Le fils, Constance, qui avait fini par régner sur tout l’empire, était notoirement arien et avait envoyé l’évêque goth Wulfila évangéliser les Germains.
Malgré les retournements des successeurs, entre Julien l’Apostat revenu au polythéisme ou la reprise en faveur de l’arianisme sous Valentinien ou Valens, il a fallu attendre 380 pour voir la religion catholique promulguée comme seule religion d’État par l’empereur Théodose.
Une année plus tard, le concile œcuménique réuni à Constantinople interdisait l’arianisme à tous les citoyens de l’Empire, avec toutes les persécutions qui s’ensuivirent, entre supplices et châtiments, conversions forcées, confiscations des biens, destruction des lieux de culte...
Pendant ce temps-là, «les volte-face religieuses au sommet de l’Empire ont une conséquence inattendue, écrit Georges-André Morin. Les barbares, évangélisés dans l’arianisme par un Empire qui penchait alors pour ces thèses, envahissent deux générations plus tard un Empire revenu au dogme de la Trinité; ils se croyaient bons chrétiens, ils sont hérétiques».
Ralliés donc à la foi arienne lorsqu’ils se trouvaient déjà à la frontière danubienne, généralement sous une forme dite modérée, appelée, homéisme, les Germains ne tardent pas à ériger des royaumes: les Wisigoths en Espagne, au Sud-Ouest de la Gaule, jusqu’à la Loire et le Rhône, Odoacre en Italie; les Vandales, maîtres d’une partie de l’Afrique du Nord où ils ramenèrent l’arianisme via d’autres canaux, cette fois principalement depuis l’Ouest…
Au nom de la défense de la chrétienté, la chute de Rome provoqua toutefois la relève de l’empire byzantin, heurté toutefois à la résistance des Berbères en Afrique, aux ambitions des Wisigoths en Espagne, ajoutées aux interminables divisions religieuses alors que l’arianisme gardait sans doute des foyers vivaces.
C’est dans ce contexte que survint la conquête musulmane…