Boualem Sansal: portrait d’un dissident algérien

L'écrivain franco-algérien Boualem Sansal.

Porté par un regard acéré et une plume audacieuse, Boualem Sansal incarne la dissidence littéraire dans une Algérie dominée par l’armée. Ce haut fonctionnaire, devenu sans le vouloir écrivain et témoin de son époque, déconstruit les mythes de la nation algérienne prisonnière de ses idéologies et d’un récit national instrumentalisé. Ses romans, empreints de douleur et de lucidité, tracent les contours d’une société en prise avec une dictature. Portrait.

Le 23/11/2024 à 11h41

Il est né là où la pierre griffe le ciel, dans les monts verdoyants de l’Ouarsenis, entouré de forêts de cèdres. Rien ne le prédestinait à la littérature, et pourtant, c’est dans l’écriture que Boualem Sansal a trouvé sa vocation tardive, presque providentielle. Ce n’est qu’à cinquante ans qu’il publie son premier roman, preuve que les grandes voix ne se pressent pas toujours pour se révéler. À l’indépendance de l’Algérie, en 1962, il a treize ans. Il grandit entre l’euphorie démocratique et l’ombre d’un autoritarisme rampant. Il voit déjà les promesses d’avenir s’effondrer sous les luttes internes du FLN et la mainmise militaire. En 1965, avec l’arrivée de Boumediene au pouvoir, tout bascule définitivement.

Un haut fonctionnaire au bord du gouffre

À Alger, Boualem Sansal embrasse une carrière brillante, mais semée d’embûches. Ingénieur, docteur en économie industrielle, il gravit les échelons d’un système où technocrates et militaires se côtoient dans un ballet opaque. Son passage au ministère de l’Industrie, où il occupera un poste de très haute responsabilité jusqu’en 2003, se révèle être une confrontation brutale avec un appareil gangréné par la corruption, le clientélisme et le mensonge institutionnalisé. «Le régime militaire algérien est une machine à broyer les rêves, une hydre aux mille têtes qui se nourrit du sang de son peuple», déclare-t-il à l’époque, résumant ainsi son désenchantement.

Dans cet univers kafkaïen, il assiste, impuissant, à des détournements de fonds publics, à des projets d’infrastructures fantômes, laissant des routes imaginaires sur des plans poussiéreux. Il observe les pressions sournoises et parfois brutales exercées pour servir les intérêts d’une poignée de clans bien ancrés dans les arcanes du pouvoir. Au fil des années 1990, cette colère devient un ferment pour une conscience politique de plus en plus aiguë. Encouragé par son ami, l’écrivain Rachid Mimouni (à qui l’on doit le best-seller «Le fleuve détourné», que Mimouni avouera plus tard être une métaphore de «l’indépendance algérienne détournée»), Sansal se tourne vers l’écriture.

Son premier roman, «Le serment des barbares» (éd. Gallimard, 1999), est un coup de poing littéraire. Ce texte, autant politique qu’introspectif, dévoile les douleurs enfouies d’un peuple confronté à une mémoire brisée, au lendemain de l’indépendance. Il dénonce ainsi les militaires «criminels qui fabriquent l’histoire», qui la vandalisent: «Son vieil ami le policier avait raison. L’histoire n’est pas l’histoire quand les criminels fabriquent son encre et se passent la plume. Elle est la chronique de leurs alibis. Et ceux qui la lisent sans se brûler le cœur sont de faux témoins».

C’est aussi dans ce roman qu’il évoque pour la première fois le Polisario, qu’il veut expulser d’Algérie: «Dites, si on lui livrait (au Maroc, NDLR) le Polisario qui nous revient cher et qu’on lui abandonne Tindouf». Ce livre lui vaut plusieurs distinctions, dont le prix du Premier roman et le prix Tropiques, qui l’imposent sur la scène littéraire.

Entre censure et mémoire: le combat littéraire pour l’identité algérienne

Ces prises de position courageuses, mais jugées «inadmissibles» par les autorités, sonnent le glas de sa carrière de haut fonctionnaire. Un jour, sans préavis, il est brutalement limogé. La décision, sèche et sans appel, marque le début d’un exil intérieur, mais aussi la naissance d’une liberté nouvelle: la plume devient son arme, et la littérature son champ de bataille. Le mot est une «balle», disait Jean-Paul Sartre.

Au fil de sa carrière, Boualem Sansal va s’imposer comme un observateur implacable des dérives autoritaires dans son pays. Son livre «Poste restante, Alger» (éd. Gallimard, 2006), une lettre de «colère» ouverte, dit-il, à ses compatriotes, est resté censuré en Algérie. Ce pamphlet, à la fois cri du cœur et réquisitoire, dresse un portrait sans complaisance de l’Algérie contemporaine. À travers une prose incisive, l’auteur exhorte ses concitoyens à rompre avec l’amnésie collective imposée par les structures étatiques et sociales. Il y dénonce les maux profonds du pays: la corruption généralisée, l’étouffement des libertés et la marginalisation des identités plurielles, notamment berbères.

Après la sortie de ce livre, il est menacé et insulté, mais l’auteur fait un choix courageux: il reste dans son pays, refusant l’exil qui aurait pu lui offrir une sécurité relative.

Le miroir des idéologies

Dans «Le village de l’Allemand» (éd. Gallimard, 2008), il opère un parallèle audacieux entre, d’une part, le nazisme, qui symbolise le pouvoir militaire algérien, et l’islamisme radical de l’autre. Ce village «allemand» serait donc l’Algérie. Le roman met en scène deux frères, enfants d’un ancien nazi et d’une Algérienne, qui découvrent l’atroce passé de leur père. Stricto sensu, l’auteur revisite ici le mythe fondateur de l’Algérie, en proposant un roman familial où le père est un «salopard», la littérature sansalienne pose un schéma parental, aux nouvelles générations algériennes, qui interpelle. Par ce biais aussi, Sansal dénonce les crimes de l’armée durant la Décennie noire: «Les idéologies totalitaires se nourrissent du même terreau: l’aveuglement des masses et le silence des consciences (…) Je n’ai ni amoindri la responsabilité de mon père, qui n’était qu’un infime rouage d’une fantastique machine, ni considéré que cette machine aveugle ait pu fonctionner une seule seconde sans la ferme volonté de chacun des hommes qui la servaient», écrit-il.

Cette alliance incestueuse entre armée et islam durant la guerre civile algérienne (1992-2002) sera, dix ans plus tard, largement dénoncée par Kamel Daoud dans ses chroniques et ensuite en 2024 dans son roman «Houris».

Une dystopie pour dénoncer la dictature militaire

Avec «2084: la fin du monde» (éd. Gallimard, 2015), Sansal s’aventure dans le domaine de la dystopie. Ce roman, véritable chef-d’œuvre, décrit une société où la religion devient une dictature militaire absolue. Son univers est sombre, oppressant, mais terriblement familier. Il dresse le portrait d’un peuple réduit à l’état de marionnettes, privé de toute liberté de pensée. Sansal explore la manière dont le pouvoir instrumentalise la foi pour museler la liberté, une allégorie acérée de l’Algérie contemporaine qui «offrait à l’humanité la soumission à l’ignorance sanctifiée comme réponse à la violence intrinsèque du vide, et, poussant la servitude jusqu’à la négation de soi, l’autodestruction pure et simple, refusait la révolte comme moyen de s’inventer un monde à sa mesure, qui à tout le moins viendrait la préserver de la folie ambiante».

Les habitants de cette société (les Algériens) y sont décrits comme des «pèlerins autorisés à circuler, non pas librement mais selon des calendriers précis, par des chemins balisés qu’ils ne pouvaient quitter, jalonnés de haltes plantées au milieu de nulle part (…) Des soldats apathiques se relayaient le long des routes, en des points névralgiques, pour regarder passer les pèlerins, avec l’idée de les surveiller».

«2084: la fin du monde» est aussi un appel à la révolte en Algérie. Ce roman est couronné par le Grand prix du roman de l’Académie française.

Son engagement pour un Sahara sans Polisario

Boualem Sansal n’a jamais caché sa sympathie pour le Maroc. On connaît ses convictions profondes d’intellectuel sur le Sahara oriental et les villes de Tlemcen, Oran et Mascara, qu’il a qualifiées de «marocaines avant la colonisation de l’Algérie par la France». L’écrivain s’était aussi exprimé sur l’affaire du Sahara occidental et le Polisario. Il avait déclaré, récemment, que le soutien du régime militaire algérien au Polisario est une «tragédie fabriquée pour détourner les regards des injustices intérieures». Il avait qualifié l’armée algérienne de «mafia qui s’accapare les richesses du pays» et le Sahara de «terrain de jeu des généraux» qui manipulent l’Histoire pour asseoir leur pouvoir: «Le régime militaire a inventé le Polisario pour déstabiliser le Maroc, l’Algérie voulait un système communiste dans la région et, surtout, elle ne voulait pas que les Algériens fassent comme au Maroc et se disent que là-bas, on est mieux, on est plus libres».

Ces prises de position courageuses valent aujourd’hui à Boualem Sansal une hostilité féroce des autorités algériennes. Il a été arrêté à Alger, le 16 novembre, sous les accusations graves de «trahison» et «atteinte à la sécurité nationale». Ce qui illustre le coût élevé de son franc-parler dans un contexte où la critique du régime équivaut à un acte de rébellion. Pourtant, le silence n’a jamais été une option pour cet écrivain engagé. Boualem Sansal est bien plus qu’un écrivain: il incarne désormais, à son corps défendant, un fortin de résistance. Un symbole de lutte contre le joug d’un régime irrationnel.

Par Karim Serraj
Le 23/11/2024 à 11h41