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Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueSelon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), entre 2000 et 2020, plus de 600.000 Marocains qualifiés ont choisi d’émigrer en Europe, en Amérique et dans les pays du Golfe. C’est un chiffre énorme. Une perte monumentale. Un vide abyssal. Une bêtise à la base et une politique irresponsable.

Le 16/06/2025 à 10h59

C’est l’histoire banale de ma voisine Loubna, ingénieure d’une grande école, mariée à Larbi. Ils ont deux enfants. Ils sont Marocains, naturalisés français. Pourtant, Loubna avait commencé par s’adresser aux grands ministères et institutions de son pays pour trouver du travail. Son diplôme d’ingénieure lui garantissait un bon poste et un bon salaire.

Elle accepta au début un poste dans une grande banque. Salaire médiocre. Venant d’un milieu modeste, elle ne pouvait pas compter sur un coup de pouce d’un oncle ou d’un ami de la famille pour être engagée à un niveau convenant le plus à ses études et à sa volonté de bien faire et de servir son pays. Son ambition connut très vite un coup d’arrêt net.

Ce fut Larbi, son futur époux qui lui trouva un travail super bien payé dans une entreprise privée en France. Elle a même eu le choix entre Paris et Bruxelles.

Elle n’a pas hésité une seconde. Elle a emporté juste un sac et a promis à ses parents de revenir les voir souvent et surtout de les aider, ce que son salaire à la banque ne permettait pas.

Loubna regrette d’avoir dû quitter son pays qu’elle aime. Mais, Larbi n’eut aucun mal à la convaincre de le quitter.

Ce cas est un parmi des milliers. Le départ des cerveaux est un mal que le Maroc connaît depuis toujours. On peut faire remarquer que les choses ont commencé à changer dans certains secteurs de l’économie du pays.

Dernièrement, le wali de la Banque du Maroc, M. Jouahri, a dénoncé la fuite des cerveaux. «En deux ans, la banque centrale a perdu 20 talents hautement qualifiés» a-t-il déclaré.

Cette fuite, cette saignée inquiète M. Jouahri. Il a raison. Mais ce phénomène, qui ne cesse de s’amplifier, a des origines dans une gouvernance mal avisée et dans le défaut de perspectives rassurantes.

La chose n’est pas nouvelle. Tant de pays sont ainsi pillés par l’Europe au mépris de la morale et d’une certaine correction. Mais on ne va pas accuser ceux qui profitent des disponibilités de jeunes diplômés talentueux. Ils se servent et savent comment faire pour les attirer et les intégrer dans le tissu social et économique.

On apprend ainsi, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), entre 2000 et 2020, que plus de 600.000 Marocains qualifiés ont choisi d’émigrer en Europe, en Amérique et dans les pays du Golfe. C’est un chiffre énorme. Une perte monumentale. Un vide abyssal. Une bêtise à la base et une politique irresponsable.

«Cela ne sert à rien de culpabiliser ceux qui émigrent. Il faudrait soigner le mal en amont et faire en sorte que les talents se sentent chez eux avec des possibilités d’évoluer. »

—  Tahar Ben Jelloun

Le salaire est le point fort dans la décision de quitter le Maroc. Vient ensuite le comportement des institutions qui ne font rien pour assurer à ces jeunes diplômés un avenir attrayant.

Et puis, il y a de nombreuses raisons d’émigrer. Ce n’est pas la faute au pays, mais à des individus qui ne reconnaissent pas à leur juste valeur les diplômés talentueux, qui continuent de poser un regard malveillant sur les femmes et les harceler en toute impunité.

Cela ne sert à rien de culpabiliser ceux qui émigrent. Il faudrait soigner le mal en amont et faire en sorte que les talents se sentent chez eux avec des possibilités d’évoluer.

Une anecdote: il y a quelque temps je me trouvais à New York. J’entre avec des amis dans un restaurant. Il m’a semblé entendre quelqu’un parler arabe. Nous nous attablons. Une femme à la peau noire, bien enveloppée, typique de cette Amérique, nous donne les menus. Mon anglais étant pathétique, par pur hasard je m’adresse à elle en arabe. Les amis se moquent de moi, mais pas elle. Elle me répond dans un darija casablancais impeccable. Stupeur et rire. On lui demande ce qui l’avait fait venir en Amérique. Voici sa réponse: «En tant que Noire, personne ici ne me demande d’où je viens. Je m’appelle Khadija et on m’appelle Katy. Je suis ici depuis une dizaine d’années. j’ai eu mon diplôme d’enseignante d’anglais, mais je n’étais pas respectée ni dans mon travail, ni dans la vie quotidienne. Le racisme, je connais. J’ai participé à la loterie de la Green Card et j’ai été choisie. Je ne quitterai pour rien au monde l’Amérique car, dans ce pays, frapper une femme ou un chien est puni de prison!»

Sa réponse nous a fait réfléchir et nous lui avions souhaité bonne chance. En partant, elle nous a présenté son mari: un Marocain du sud du Tafilalet à la peau noire. Apparemment, ils étaient heureux.

Sur un autre plan, en France, plus de douze mille médecins maghrébins travaillent dans les hôpitaux et cliniques. Chaque année, des médecins ayant fait leurs études dans les facultés marocaines répondent aux offres alléchantes de certains pays européens. Ainsi, le Maroc perd les éléments qu’il a formés sans qu’ils payent leurs études. Égoïsme et ingratitude. Disons que la responsabilité est bien partagée.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 16/06/2025 à 10h59