Quand j’étais petit (comme c’est loin, tout ça…), il se passait quelque chose d’étonnant à El Jadida pendant le ramadan: le lait disparaissait, le premier jour du mois sacré, comme si toutes les vaches avaient fui d’un même sabot vers les verts pâturages de Patagonie. Il ne s’agissait pas d’un h’rig massif des ruminants, mais de la plongée de leur h’lib dans la clandestinité. Ma mère m’en envoyait chercher, en fin d’après-midi, un demi-litre chez l’épicier. Ce dernier, s’il avait des clients, me faisait un signe discret qui signifiait:
- Parque-toi là, moutchou, et attend ton heure.
Ba’ Moussa -c’était son nom- savait pourquoi j’étais apparu silencieusement, haut comme trois tomes, sur le seuil de son échoppe. Quand il n’y avait plus aucun client -la plupart avaient demandé du lait et n’avaient eu comme réponse qu’un ‘non’ navré du natif d’Inezgane-, il regardait à droite, à gauche, puis me donnait un demi-litre dissimulé dans un petit carton lui-même empaqueté dans du papier journal qui sentait la sardine et l’huile frelatée -je le déroulais à la maison et déchiffrais avec soin un bout de L’Opinion ou l’horoscope du Matin du Sahara.
Chaque mois de ramadan, notre épicier réservait ainsi ‘son’ lait à ses clients les plus fidèles et le refusait à ceux qui ne se manifestaient que ce mois-là. Autant dire que le précieux liquide a acquis pour moi, dès l’enfance, un statut à part parmi les aliments. Du temps que j’enseignais l’économie, je m’amusais à poser la question suivante à mes étudiants:
- Supposons que le prix du lait soit divisé par 2, du jour au lendemain, et que les prix des autres denrées alimentaires ne bougent pas. Allez-vous vous mettre à boire plus, ou moins ou autant de lait les jours suivants?
Les réponses des étudiants me permettaient d’introduire quelques notions intéressantes de micro-économie. Avant d’aller plus loin, posez-vous vous-même la question, amis lecteurs, et notez-la mentalement. Bon, allons-y.
«Intéressons-nous à Ba’ Moussa, l’épicier de mon enfance. Comment la théorie économique, d’Adam Smith à Friedman, en passant par Ricardo, Marx et Keynes, le comprend et l’explique?»
Si vous avez répondu ‘moins’, vous êtes un plaisantin. Avouez: c’est juste pour ‘faire le malin’, pour ‘faire le mac’, comme on disait au lycée, que vous avez donné cette réponse a priori absurde.
Pourtant, et curieusement, votre cas -pendable- est connu en théorie. Pour vous, le lait serait un ‘bien de Giffen’ -référence à l’économiste écossais Robert Giffen. Il s’agit de ces biens dont la demande augmente avec la hausse des prix, ce qui est paradoxal. Par extension (un peu abusive), quand la demande d’un bien diminue avec la baisse des prix, on peut aussi parler de bien de Giffen. L’explication pourrait être celle-ci: si le prix du lait baisse et que tout le monde a maintenant les moyens d’en boire plus, vous décidez de ne pas faire comme le peuple, vil troupeau, et de le remplacer par autre chose de plus chic: le maté, par exemple, cette boisson traditionnelle d’Amérique latine chère à certains autochtones d’Amérique latine et qui est très à la mode dans les milieux branchés. Votre réponse vous classe parmi les snobs. Vous voilà bien attrapé(e).
Si vous avez répondu ‘autant’, vous posez un problème à la théorie, mais il n’est pas insoluble. Allez, vous prendrez bien un peu plus de lait, juste un chouïa, quelques millilitres? Juste pour ne pas désespérer la fac d’éco? Non? Tant pis. Vous êtes toujours un homo economicus -mais à peine: on vous attribuera une ‘élasticité’ de zéro. Un zéro pointé.
Si vous avez répondu ‘plus’, alors vous êtes un parfait homo economicus -bravo- et c’est sur votre comportement ‘rationnel’ qu’est bâtie une bonne partie de la théorie économique.
Et maintenant, intéressons-nous à Ba’ Moussa, l’épicier de mon enfance. Comment la théorie économique, d’Adam Smith à Friedman, en passant par Ricardo, Marx et Keynes, le comprend et l’explique? Y a-t-il une théorie économique de Ba’ Moussa?
Eh bien, non. Je ne l’ai trouvée nulle part.
Un marchand qui, un mois par an, dissimule son stock et le vend en cachette -chut, chut…- à certains de ses clients, non pas pour le leur vendre plus cher, mais simplement parce qu’ils l’achètent chez lui pendant les onze autres mois de l’année, eh bien, je n’ai jamais trouvé ce cas dans Econometrica ou American Economic Review ou Journal of Political Economy.
D’où je conclus que la fameuse tamaghribit, c’est aussi cela: le ba’ moussisme, impossible à théoriser, mais dont je suis sûr que vous allez donner d’autres exemples dans l’espace ‘commentaires’, ci-dessous.