La plupart des familles marocaines ont quelque chose de caché, un truc mis de côté qui finit un jour ou l’autre par remonter à la surface. Un secret, une mauvaise histoire, comme un fantôme qui va tomber du placard.
Pour son premier long-métrage, «La Mère de tous les mensonges», Asmae El Moudir a choisi de rassembler sa famille et quelques voisins de quartier pour déterrer le souvenir des 20 et 21 juin 1981. C’est la date à laquelle de nombreux jeunes Marocains ont trouvé la mort: 600 d’après le film, bien moins d’après la version officielle, mais beaucoup plus si l’on en croit certaines sources.
Comme l’explique très bien le film, le 20 juin, un samedi, des affrontements ont eu lieu et des balles ont été tirées contre les manifestants, jeunes pour la plupart. Le lendemain, un dimanche, la police est revenue chercher les manifestants, réels ou supposés, les tirant de chez eux pour les emmener aux postes de police, parfois directement dans les cellules de prison.
Certains resteront longtemps à l’ombre. Ils seront marqués à vie. Mais la force du film d’El Moudir est d’avoir interrogé aussi ceux qui se sont terrés, qui n’ont pas mis le nez dehors, rien vu et rien entendu.
«La Mère de tous les mensonges» a, bien entendu, d’autres atouts et d’autres forces. Il en regorge. En utilisant des figurines et une petite maquette en carton-pâte pour reconstituer les événements, le film fait travailler notre imagination. On sait que l’imagination n’a pas de limite, pas besoin, impossible de la freiner. Le spectateur est alors invité à fabriquer ses propres images. C’est à lui de s’emparer du propos du film et d’en faire ce qu’il veut.
Ceux qui suivent de près le cinéma marocain savent que nos auteurs ont du mal avec l’histoire, surtout quand cette histoire est politique et sanglante. L’un des meilleurs films marocains dédiés aux années de plomb, et qui s’intitule «Mémoire en détention» (Jilali Ferhati, 2004), filme un ancien détenu qui a perdu la mémoire et plongé dans le mutisme. Il ne se rappelle et n’a rien à nous dire ou presque. Tout un symbole.
Plus près de nous, Hicham Lasri («C’est eux les chiens», 2013) a filmé un ancien de juin 1981 qui n’a plus toute sa tête et qui porte les stigmates de ce jour maudit comme une tache de naissance. Ce n’est donc pas lui qui va nous raconter ce qui s’est passé.
La fiction marocaine a toujours du mal à raconter les pages difficiles de notre histoire. Quand elle le fait, elle n’évite pas le piège du manichéisme, déshumanisant au passage ses personnages principaux. Pour éviter ce piège, le film d’Asmae El Moudir a choisi le format documentaire et c’est très bien comme ça.
En bonus, l’auteure a eu l’idée magnifique de superposer le sujet déclaré (les émeutes de juin 1981) à un autre sujet: celui des silences et des mensonges de sa grand-mère, dont les réflexes et toute la vie ont été minés par la peur. Peur pour elle et pour les siens.
Et le tour de force de ce très beau premier film, c’est d’avoir réussi à transformer un grand sujet, historique et déchirant, en drame personnel et intime.
Les 20 et 21 juin 1981? Juste le drame d’une vieille femme qui ne sait plus comment se protéger, elle et les siens. C’est là, en fin de compte, et au-delà des audaces et des partis-pris stylistiques, la plus belle réussite du film. Pourquoi ment-on, après tout? Quand on a peur. Chapeau!