Habitants Vs propriétaire: guerre autour de Floréal, un bijou d’architecture casablancais

La Résidence Floréal à Casablanca, un bijou architectural, aujourd'hui menacé par la frénésie immobilière.

Le 31/05/2023 à 15h28

VidéoVéritable joyau architectural et sans doute l’un des plus beaux bâtiments Art déco de Casablanca, la résidence Floréal, sise à Anfa Supérieur, fait l’objet d’une guerre déclarée entre ses occupants, dont la plupart ont été sommés de quitter les lieux, et son nouveau propriétaire Soft Group. L’entreprise a fait valoir son droit de faire évacuer la bâtisse et a procédé à des travaux de transformation. Aujourd’hui, ils sont encore une poignée de résidents à résister. Voici leur récit et ce qu’en dit le nouvel acquéreur.

La résidence a de quoi ravir tous ceux qui aiment la belle pierre, rare à Casablanca. Nichée dans le quartier huppé et bien nommé Anfa Supérieur, Floréal, c’est son nom, fait partie de ces bijoux Art déco de la capitale économique. Il y a son positionnement idéal, trônant sur une zone de villas d’époque où résident encore de grandes personnalités -le voisin immédiat n’est autre que le consul général des États-Unis, pour ne citer que lui. Il y a aussi la vue panoramique et imprenable que ses terrasses offrent sur tout Casablanca, de l’océan Atlantique au nouveau quartier chic de Casa Finance City, en passant par la majestueuse Mosquée Hassan II. Il y a en outre, et surtout, le cachet historique de la résidence et de ses appartements, à taille humaine (120 m2) mais aux volumes étudiés. Et pour cause, les deux immeubles de 8 appartements chacun qui la composent datent des années 1940. Jusqu’à tout récemment, l’ensemble était en parfait état de préservation. S’y ajoute le véritable melting pot que forment ses habitants, Marocains comme étrangers amoureux du pays, musulmans, juifs et chrétiens.

Mais c’est compter sans la volonté de Soft Group, le nouveau propriétaire, de faire évacuer l’immeuble. Et il y est parvenu dans une large mesure. Sous motif de «gentrification», l’immeuble subit de sérieux travaux qui, a priori, en menacent jusqu’à l’ADN. Ses habitants ont été sommés de quitter les lieux, ce que nombre d’entre eux ont fait. Mais quelques résidents résistent encore et multiplient actions en justice et appels à la société civile pour empêcher ce qu’ils qualifient d’injustice. Au nom du droit, mais aussi de la préservation d’un patrimoine architectural unique que l’acquéreur est en train d’entamer. S’ils ont obtenu gain de cause en première instance, une décision en appel a donné raison au propriétaire.

«Un lieu d’une inestimable valeur, chargé d’histoire»

Leur récit est des plus touchants.

«J’ai eu la chance d’habiter la résidence Floréal depuis 2015. Un lieu d’une inestimable valeur, chargé d’histoire, puisque la conférence d’Anfa s’est tenue à quelques pas d’ici, et qui mérite donc la protection la plus absolue», indique Malika Sedki. Cette notaire est le fer de lance de la fronde contre Soft Group, grand groupe familial s’activant notamment dans l’immobilier locatif, un pôle dirigé par Zhor Kabbaj, fille du fondateur Mohamed Kabbaj. «À mon arrivée, la résidence était dans un état impeccable. L’ancien propriétaire accordait beaucoup d’estime tant au bâtiment qu’à ses habitants. Les problèmes ont commencé en 2018, à l’heure du rachat. Floréal a alors été complètement abandonnée. Les résidents se sont mobilisés pour prendre en charge les frais d’entretien afin de préserver l’intégrité du bâtiment. Nous payions pour cela jusqu’à 1.000 dirhams par mois de frais de syndic», explique Malika Sedki.

Le coup de massue interviendra en 2019, quand les habitants sont notifiés de la volonté du nouveau propriétaire de faire évacuer la résidence… pour des motifs d’hygiène et de sécurité. «Au début, nous n’avons pas compris. Pour la partie hygiène, les habitants ont toujours respecté les lieux. Pour la sécurité, le laboratoire LPEE, sollicité par le propriétaire, a certifié que les structures du bâtiment étaient intactes et que les travaux devant être entrepris sont minimes et ne nécessitaient guère d’évacuer la résidence. C’est par la suite que nous nous sommes rendu compte que l’objectif réel était de nous chasser de la résidence.»

Contactée par Le360, Zhor Kabbaj défend une tout autre version des faits. «Soft Group ne chasse personne et n’a aucune autorité pour le faire. Le groupe se remet, comme tout citoyen, à la justice pour se prévaloir de ses droits. Suite à notre acquisition de la propriété Floréal, notre société a mandaté un cabinet d’expertise qui a conclu dans son rapport qu’il était impératif et urgent d’effectuer des travaux conséquents dans l’immeuble. Lesdits travaux ont été dûment autorisés par la Commune urbaine de Casablanca. Suite à cela, nous nous sommes rapprochés des locataires pour leur expliquer la situation et nous avons reçu les clefs de manière spontanée de certains, avons trouvé des compromis avec d’autres et avons été acculés par une minorité à nous prévaloir de notre position devant les tribunaux, dont les décisions s’imposent in fine aux différentes parties», explique la Directrice générale de Soft Group Immobilier. Pour elle, il s’agit d’un simple différend entre propriétaire et locataires soumis, comme tout autre litige, à la justice marocaine, qui statue de manière souveraine et indépendante.

Des travaux pas vraiment «soft»

Cela n’a pas empêché le propriétaire de procéder effectivement à des travaux, comme nous avons pu le constater sur place, et avec des méthodes peu «soft». «Ce qui a été entrepris relève du vandalisme. Dans le processus, à coups de harcèlement, des gens le plus souvent très âgés ont été forcés de quitter leur domicile», dénonce Malika Sedki. Pire, les familles concernées sont dans le désarroi. Samira Mouhib, femme au foyer, veuve et mère de trois enfants, en fait partie. «J’ai vécu ici mes plus belles années. Mais depuis cinq ans, c’est la descente aux enfers», témoigne celle qui habite la résidence depuis 1985. Français installé au Maroc depuis 60 ans, Joseph Delsalle, 87 ans, loge quant à lui à Floréal depuis 1976.«Je n’arrive pas à comprendre pourquoi on veut me virer de chez moi. Tout ce que je demande, c’est de rester dans mon appartement jusqu’à la fin», réclame-t-il.

Une procédure judiciaire a été enclenchée et les résidents ont eu gain de cause en première instance. Le propriétaire a interjeté appel, et en attendant le verdict, une vraie guerre psychologique est en cours. «On a commencé à saccager l’immeuble pour nous en chasser. C’est du harcèlement. Nous demandons seulement à être tranquilles en attendant que la justice se prononce», explique Samira Mouhib. «Nous sommes dans un schéma où, quand on a les moyens, on achète un bien, on le saccage sur la base d’une expertise demandée par le tribunal, qui montre pourtant que de tels travaux ne sont pas nécessaires. Ensuite, on met les gens à la rue, on refait le bien à neuf et on le revend ou le loue plus cher. Comment est-ce encore possible?», s’interroge Malika Sedki.

Une somme de désagréments

Les actuels locataires de la résidence Floréal affirment, documents à l’appui, honorer leurs loyers, compris entre 10.000 et 15.000 dirhams par mois, ainsi que les frais de syndic. Ils réclament à ce titre de jouir de leurs habitations, mais aussi des parties communes. Aujourd’hui, ils sont privés de la terrasse, où les gravats s’amoncellent. Une partie des parkings est condamnée. Le sol de la résidence, recouvert de plâtre, est impraticable et friable. L’ascenseur est bloqué. Invoquant le droit des tiers, les habitants disent ne pas avoir à subir les conséquences de ce chantier.

«C’est souvent le cas des chantiers en milieu habité, et à noter que seuls trois occupants résident encore dans l’immeuble. Les entreprises sur les lieux sont des entreprises de premier ordre, agissant dans le cadre de l’autorisation des travaux et dans le strict respect des règles de sécurité. Nous veillons au respect de la loi, et les autorités s’assurent de la conformité des travaux entrepris avec l’autorisation accordée. Vous conviendrez néanmoins que tout chantier, quelle que soit sa nature, impose par la force des choses des désagréments à certaines personnes, mais cela ne peut constituer un frein à la réalisation des ouvrages, tant que les travaux sont exécutés en conformité avec les autorisations obtenues», rétorque Zhor Kabbaj.

«Le propriétaire outrepasse le cadre de l’autorisation de modification qu’il a pu obtenir. Il a d’ailleurs déjà été sommé d’arrêter le chantier, et disposait de 25 jours pour remettre les choses en l’état. Ce qu’il n’a pas fait», oppose Malika Sedki. La directrice de Spft Group Immobilier admet l’arrêt de chantier en question, mais précise qu’il «a été levé immédiatement par les autorités compétentes, après qu’elles se sont assurées du respect des recommandations de la commission technique de la Commune». Dans le doute, et au vu du flou entourant la nature même des travaux, la cheffe de file des habitants de Floréal maintient que les pouvoirs publics devraient procéder d’urgence à un arrêt définitif des travaux, en attendant que la justice puisse dire son dernier mot.

Protéger un patrimoine architectural

À ce titre, Malika Sedki dit craindre que le cachet historique de la résidence ne soit altéré, voire dénaturé. Une préoccupation face à laquelle Zhor Kabbaj se veut rassurante, affirmant que toutes les dispositions ont été prises par les différents intervenants pour la préservation du cachet historique de l’édifice. «La finalité est justement la préservation de ce bâtiment, sa mise aux normes et sa réhabilitation, à l’instar de l’annexe de l’Hôtel d’Anfa que nous avons réhabilitée en 2001, et qui est aujourd’hui une référence architecturale en termes de préservation du patrimoine de la ville de Casablanca», argue-t-elle, appelant au dialogue avec les habitants. «Soft Group espère toujours trouver une solution amiable avec toutes les parties. Le but, en fin de compte, est de réhabiliter ce bâtiment qui fait partie du patrimoine de la ville de Casablanca», poursuit-elle.

Les habitants interrogés affirment que des tentatives de dialogue ont bien été entamées, sans aboutir. «Ce que nous voulons, c’est rester chez nous pour ce qui nous reste à vivre», tranchent-ils. En attendant, l’affaire suit son cours, les travaux aussi.

Par Tarik Qattab et Abderrahim Ettahiry
Le 31/05/2023 à 15h28