L’assassinat d’Abane Ramdane ou la mise en place du «Système» algérien

Bernard Lugan.

ChroniqueAu mois d’août 1956, dans la vallée de la Soummam, en pays kabyle, s’était tenu le premier congrès du FLN qui avait décidé de la création du Comité national de la révolution algérienne (CNRA). La tenue de ce congrès déclencha une terrible guerre fratricide au sein du FLN car les «extérieurs» y virent une tentative de prise du pouvoir par les Kabyles. Le reproche fait à Abane Ramdane d’avoir organisé le Congrès de la Soummam conduira à sa mise à mort et à la mise en place d’une mécanique qui conduira à la naissance du «Système».

Le 20/05/2025 à 11h13

Fin décembre 1957, sur ordre de ses ennemis au sein du FLN, Abane Ramdane était assassiné. Avec lui, disparaissait l’homme qui avait eu un rôle essentiel dans le ralliement au mouvement de modérés comme Ferhat Abbas, et qui avait réussi à rallier autour du FLN divers courants politiques. Sa liquidation marqua le début de la prise de contrôle du courant nationaliste par ceux qui créèrent le «Système» dont les héritiers dirigent actuellement l’Algérie. Retour en arrière.

Au mois d’août 1956, dans le douar d’Ighbal, dans la vallée de la Soummam, en pays kabyle, s’était tenu le premier congrès du FLN qui avait décidé de la création du Comité national de la révolution algérienne (CNRA). Réuni à l’initiative du Kabyle Ramdane Abane, ce congrès rassembla les responsables de quatre des cinq wilayas de l’intérieur dans le but d’établir une coordination. Celle de l’Aurès-Nemencha ne fut pas représentée car elle se débattait alors dans des querelles internes après la mort de Mostefa Ben Boulaid. Les représentants du FLN extérieur ne participèrent pas à la réunion.

Lors de ce congrès, plusieurs grandes décisions furent prises dont:

1- «primauté du politique sur le militaire»;

2- «primauté de l’intérieur sur l’extérieur»;

3- «refus de tout projet théocratique islamiste»

Or, la tenue de ce congrès déclencha une terrible guerre fratricide au sein du FLN car les «extérieurs» y virent une tentative de prise du pouvoir par les Kabyles. Le congrès fut également contesté par certains cadres des wilaya I et V, ainsi que par la majorité des membres de la Délégation extérieure, à l’exception d’Hocine Aït-Ahmed. Le plus virulent fut Ahmed Ben Bella qui était alors au Caire et qui fit plusieurs grands reproches au congrès de la Soummam, dont les trois principaux étaient:

1- Que ce congrès n’était pas représentatif en raison de l’absence de délégués de l’Oranie, des Aurès-Nemencha et de la Délégation extérieure;

2- La décision du congrès d’affirmer la primauté du politique sur le militaire, et de l’intérieur sur l’extérieur était inacceptable;

3- Le laïcisme affiché par les congressistes était également inacceptable car, tout au contraire, les institutions de l’Algérie indépendante devraient mettre en avant le caractère islamique de la société;

Dès lors, Abane Ramdane fut mis en accusation au motif qu’il n’avait aucune légitimité à réunir un tel congrès puisqu’il n’avait pas déclenché la guerre contre la France au mois de novembre 1954. Un an plus tard, au mois d’août 1957, le congrès de la Soummam fut donc totalement remis en question à l’occasion d’une réunion du CNRA (Conseil national de la révolution algérienne).

En plus du reproche fait à Abane Ramdane d’avoir organisé le Congrès de la Soummam, la victoire française durant la «Bataille d’Alger» provoqua une autre grave crise au sein du FLN. Abane Ramdane qui l’avait déclenchée fut ainsi mis en accusation par la direction militaire du FLN. Cette dernière lui était d’ailleurs particulièrement hostile parce qu’il avait cherché à imposer le leadership des combattants de l’intérieur sur la branche extérieure du mouvement. Il fut alors mis en accusation pour avoir déclenché la bataille d’Alger d’une manière jugée inconsidérée et donc pour avoir offert une victoire à la France. À partir de ce moment, son sort fut scellé.

Depuis les livres d’Yves Courrière et celui de Mohamed Lebjaoui (Vérités sur la Révolution algérienne, Gallimard 1970), l’on sait comment fut assassiné Abane Ramdane, mais le livre intitulé Un Crime d’État. Règlements de comptes au cœur du pouvoir algérien, préfacé par Kamel Daoud, écrit par Farid Alilat et publié chez Plon, nous en apprend davantage sur le modus operandi des assassins.

Il est ainsi désormais clairement établi que Krim Belkacem a directement assisté au meurtre d’Abane Ramdane, même s’il n’a pas participé à sa mise à mort.

Farid Alilat décrit la scène. L’avion qui transporte Abane Ramdane et Krim Belkacem atterrit à Tétouan où attend Abdelhafid Boussouf. Boussouf qui est le chef de la willaya V, celle d’Oranie, et qui déteste Abane Ramdane dit à Krim Belkacem: «Il n’y a pas de prison assez sûre pour garder Abane. J’ai décidé sa liquidation». Abane Ramdane n’ose imaginer le sort qui lui est réservé.

Tous embarquent dans deux voitures, des Simca Versailles, qui les conduisent dans une ferme isolée. À peine débarqué, Abane Ramdane est assailli et maîtrisé par quatre hommes qui l’entravent. Krim Belkacem et Mahmoud Chérif observent la scène sans broncher cependant que Boussouf insulte Abane Ramdane. Puis, deux des quatre sicaires l’étranglent avec une ceinture, aidés en cela par Boussouf. La dépouille d’Abane Ramdane est ensuite ensevelie dans la cour de la ferme.

Farid Alilat donne les noms des deux hommes qui, avec Boussouf, ont commis le meurtre. Le premier, Mohammed Abdelli, dit Hamid, déserteur de l’armée française et devenu homme de main de Boussouf, sera élevé au grade de colonel avant de devenir le chef de l’aviation militaire. Le second, Mohamed Rouaï, bras droit de Boussouf au Maroc, deviendra un des pivots du MALG.

La mise à mort d’Abane Ramdane était le début d’une pratique d’élimination que Boussouf et Boumediene mettront ensuite en œuvre afin d’isoler les personnalités pouvant être un obstacle à leur volonté de prise du pouvoir, avant d’en liquider certaines.

Et ce fut ainsi que se mit en place la mécanique qui, de fil en aiguille, allait conduire au coup d’Etat de juillet 1962, au renversement du GPRA et à la naissance du «Système».

Par Bernard Lugan
Le 20/05/2025 à 11h13