Xavier Driencourt, ambassadeur de France à Alger (2008-2012; 2017-2020) et auteur de «L’Énigme algérienne: chroniques d’une ambassade à Alger», paru en 2022 aux éditions de L’Observatoire, s’exprime dans cet échange avec Le360 sur plusieurs sujets liés principalement à ses deux mandats d’ambassadeur en Algérie. Au fil de l’entretien, la discussion a porté également sur le Sahara marocain, sa visite au Maroc, les législatives françaises, le tropisme algérien du président Macron, entre autres sujets d’actualité.
Le360: vous êtes aujourd’hui en visite au Maroc. Comment vous sentez-vous au Royaume?
Xavier Driencourt: j’en parlerai mal parce que je connais moins bien le Maroc, où je suis venu à plusieurs reprises certes, à titre professionnel, touristique ou familial. Mais c’était toujours des passages relativement courts, alors, qu’évidemment, je suis resté presque huit ans en Algérie en tant qu’ambassadeur. Donc je connais moins bien le Maroc, mais je connais et apprécie l’hospitalité, la gastronomie, la gentillesse des Marocains. Il y a d’ailleurs en France beaucoup d’images positives sur le Maroc, un pays que les Français connaissent bien.
En France, c’est le Nouveau front populaire (NFP) qui est arrivé premier aux législatives françaises, au grand bonheur de l’Algérie qui a appelé, via les deux recteurs des deux mosquées de Paris et de Lyon, à faire barrage au Rassemblement national (RN). Comment analysez-vous cette ingérence algérienne notoire dans la politique française?
D’abord une précision: le NFP n’est pas du tout majoritaire. Le NFP de monsieur Mélenchon a eu à peu près 7,4 millions de voix, et grâce au mode de scrutin majoritaire à deux tours, il a à peu près 180 sièges, mais à l’opposé, le parti de monsieur Bardella, le RN a eu 10,4 millions de voix et 143 sièges. Donc, il faut rétablir les choses! Pour l’instant, il y a trois blocs dans la vie politique française. Ce qui est assez nouveau, assez rarissime. Et donc on ne sait pas très bien ce qui va sortir de cette combinaison étrange.
«L’Algérie, qui est une ancienne colonie française, des anciens départements français, curieusement, les Français la connaissent mal, très mal.»
— Xavier Driencourt.
Sur le deuxième aspect de votre question: oui, ce n’est pas la première fois que le recteur de la mosquée de Paris intervient dans les affaires intérieures françaises. Ce fut le cas, il y a deux ans, pour les élections présidentielles. Je trouve ça étonnant. Et je m’étonne aussi qu’en France, les autorités françaises ne réagissent pas à cette intervention.
Vous avez écrit un livre sur votre expérience en Algérie intitulé «L’énigme algérienne: chroniques d’une ambassade à Alger», paru en 2022 aux éditions de L’Observatoire. Pourquoi avez-vous qualifié l’Algérie d’énigme?
Je vous parle ici à titre personnel, je ne représente évidemment ni le gouvernement ni l’ambassade de France au Royaume du Maroc. Je m’exprime en tant qu’ancien ambassadeur et à titre personnel. C’est une énigme et je trouve que, justement, c’est un paradoxe parce que la France a occupé l’Algérie, a été présente en Algérie pendant 132 années et, finalement, c’est un pays que les Français connaissent très mal, très peu. Alors que, je vous le disais tout à l’heure, les Français connaissent le Maroc. Vous recevez au Maroc à peu près sept ou huit millions de touristes français chaque année. Il y a beaucoup de Français qui vivent à Casablanca, à Marrakech, à Rabat. Mais l’Algérie, qui est une ancienne colonie française, des anciens départements français, curieusement, les Français la connaissent mal, très mal, parce que c’est un pays compliqué, un pays qu’on qualifie d’opaque en France. Et puis, il y a une histoire compliquée. Il y a eu la colonisation, il y a eu la guerre d’indépendance, il y a eu les pieds noirs, il y a eu les harkis, donc voilà, c’est une histoire compliquée, ce qui fait que les Français connaissent mal l’Algérie. C’est un paradoxe, donc une énigme.
«Pour un ambassadeur de France en Algérie, pour un diplomate, c’est évidemment une expérience exceptionnelle, extraordinaire, d’assister à une révolution, à la chute d’un président.»
— Xavier Driencourt.
Comment s’est déroulée votre expérience d’ambassadeur en Algérie?
J’ai passé sept ans et demi, presque huit ans en Algérie, en tant qu’ambassadeur, à deux reprises. J’ai fait le mandat de Nicolas Sarkozy et puis le premier mandat d’Emmanuel Macron, donc à deux périodes complètement différentes. La première période, entre 2008 et 2012, le président Bouteflika était en pleine forme, donc dirigeait le pays de manière très forte, très ferme. Dans mon deuxième séjour, en revanche, le président était malade, affaibli, on ne le voyait plus. Et puis vous me posez la question d’un souvenir professionnel. J’ai vécu cette période qu’on a appelé le Hirak qui a abouti à la chute de Bouteflika qui avait voulu se présenter à un cinquième mandat. Pour un ambassadeur de France en Algérie, pour un diplomate, c’est évidemment une expérience exceptionnelle, extraordinaire, d’assister à une révolution, à la chute d’un président. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser à mes collègues qui, dans le passé, avaient été en poste en Russie au moment de la chute du tsar Nicolas II. Il y a des périodes de l’histoire comme ça. Quand on est en poste à ce moment-là, on vit des choses incroyables. C’est effectivement pour un diplomate quelque chose de très passionnant.
Quel est le trait distinctif principal entre vos deux mandats?
Lors du premier mandat, Bouteflika était maître du jeu et s’appuyait sur l’armée, les services de renseignement et le DRS. Il y avait un jeu politique compliqué. Au deuxième mandat, Bouteflika était malade, donc on ne le voyait plus. On ne lui présentait pas les lettres de créance. Et c’était plutôt son frère, Saïd Bouteflika et le chef d’état-major de l’armée qui formaient cette espèce de duo à la tête du pays. Donc deux mondes, deux systèmes, deux politiques totalement différents.
«Il y a eu un tropisme algérien qui avait commencé avant même qu’Emmanuel Macron ne soit élu président de la République.»
— Xavier Driencourt.
Au début de son mandat, le président français Emmanuel Macron avait plutôt favorisé une relation beaucoup plus cordiale avec l’Algérie qu’avec le Maroc. Après, il s’est rendu compte qu’il avait affaire à des militaires qui ne faisaient pas vraiment de la diplomatie et de la politique, mais plutôt du chantage mémoriel sur différentes questions, à la fois économiques et politiques. S’agissait-il d’une faute politique de sa part?
Je constate qu’il y a eu sous son septennat (puisque maintenant cela fait sept années que le président de la République est en fonction), il y a eu un tropisme algérien qui avait commencé d’ailleurs avant même qu’Emmanuel Macron ne soit élu président de la République, puisqu’il avait dit en février 2017 sa fameuse phrase: «la colonisation est un crime contre l’humanité». Donc, il y a eu un tropisme algérien avec des hauts et des bas. Appelez cela comme vous voulez, mais il y a eu, c’est vrai, un tropisme algérien avec une première visite d’Emmanuel Macron, président de la République, en décembre 2017. J’étais à Alger à ce moment-là. Et une deuxième visite en août 2022 à Alger et à Oran. Et du côté du Maroc, il y a eu plutôt une période de froid. Il y a eu une visite en 2017 du président de la République et de madame Macron à Rabat et je crois que c’est tout à ma connaissance. Donc voilà, il y a eu un tropisme algérien.
Aujourd’hui, les relations entre le Maroc et la France se sont un peu réchauffées après la reconnaissance par la France de la souveraineté économique du Maroc sur le Sahara marocain. Comment voyez-vous ce dégel dans les relations entre les deux pays?
Je pense que dans ce jeu à trois (France-Algérie-Maroc), la France est obligée, pour des raisons historiques, diplomatiques et régionales, d’avoir des relations pacifiées, équilibrées, apaisées avec ces deux pays que sont l’Algérie et le Maroc. Parce qu’encore une fois, l’Algérie a été un département français. Avec le Maroc, il y a une histoire commune avec la France. Il y a des relations économiques et politiques. Nous avons des intérêts communs dans la Méditerranée, au Sahel, en matière d’immigration, en matière économique. Il faut que nous ayons des relations avec les deux pays.
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Je pense que le septennat et le quinquennat de Jacques Chirac ont été une période d’équilibre entre la France, le Maroc et l’Algérie. Parce que Jacques Chirac avait beaucoup d’amitié, d’estime pour Sa Majesté Hassan II, puis pour Sa Majesté le roi Mohammed VI. Il venait souvent au Maroc, mais il avait aussi beaucoup d’amitié, de respect et d’estime pour le président Bouteflika. Il est allé trois fois en visite officielle en Algérie, donc il y avait un équilibre qui fonctionnait. Et puis, il faut reconnaître, qu’aujourd’hui, les choses sont plus compliquées.
Vous êtes un fin connaisseur du régime algérien qui abrite, finance et arme le Polisario contre l’intégrité territoriale du Maroc. Pourquoi le régime actuel entretient-il toujours cette posture de haine contre le Maroc?
Oui. Algérie-Maroc, France-Allemagne, l’histoire est souvent faite de relations compliquées entre des pays voisins. Et moi, en tant que Français, je ne peux qu’appeler de mes vœux à une relation apaisée entre l’Algérie et le Maroc, parce qu’aujourd’hui nous avons un ensemble régional où il y a ce que j’appelle des tête-à-tête piégeux. Il y a un tête-à-tête hispano-marocain, un tête-à-tête franco-marocain, un tête-à-tête franco-algérien et il y a un affrontement entre l’Algérie et le Maroc. Il faut sortir de ces tête-à-tête et c’est à votre génération, c’est à vous, messieurs, de le faire, comme la France et l’Allemagne l’ont fait, comme De Gaulle et Adenauer l’ont fait après-guerre. Et ce n’était pas facile parce qu’entre la France et l’Allemagne, il y avait eu trois guerres. Mais De Gaulle et Adenauer se sont dit qu’on ne peut pas, entre deux pays voisins, rester ennemis. Il faut qu’on fasse quelque chose ensemble, qu’on bâtisse l’avenir ensemble et ça a été la création du marché commun. De Gaulle et Adenauer ont scellé en 1959 la réconciliation franco-allemande. Il y a eu ensuite le traité de l’Élysée en 1963. Donc voilà, peut-être qu’un jour l’Algérie et le Maroc se diront: il faut qu’on se parle et qu’on travaille ensemble parce que nous avons des intérêts communs.
Le régime algérien sait que le Sahara occidental et oriental a toujours appartenu au Maroc, de par les archives des écrits conservés, de par aussi le droit international. En revanche, il continue d’adopter un double discours. Il maintient un discours du droit international devant l’ONU et continue, en même temps, d’armer les milices séparatistes. Comment analysez-vous cela ?
C’est l’histoire, c’est la géographie du Sahara, c’est la question des frontières. J’ai écrit un petit ouvrage avec un ami diplomate et historien sur les accords d’Évian, vus par les pays étrangers et en se plongeant dans les archives du Quai d’Orsay à Paris. On voit que cette question du Sahara et des frontières est, dès le départ, dans la relation entre l’Algérie et le Maroc. Avant même l’indépendance de l’Algérie, il y avait cette préoccupation. Les choses devront s’apaiser un jour, mais on ne réécrit pas l’histoire comme ça du jour au lendemain.
Aujourd’hui, beaucoup de politiques français et d’analystes appellent à l’abrogation des accords de 1968 avec l’Algérie. Pourquoi serait-il aujourd’hui judicieux d’y mettre fin?
Parce que, comme je vous le disais tout à l’heure, il y a des tête-à-tête compliqués et notamment entre la France et l’Algérie, où les deux sujets principaux sont la mémoire et les visas. Et le régime des accords de 1968 découle des accords d’Évian qui prévoyaient la libre circulation entre la France et l’Algérie, simplement parce que, au moment de la négociation des accords d’Évian, on pensait du côté français que les pieds noirs resteraient en Algérie, et on pensait qu’il fallait que les pieds noirs (1,2 million de personnes), même s’ils optaient pour la nationalité algérienne comme c’était prévu dans les accords d’Évian, on pensait qu’il fallait qu’ils puissent retourner en France, faire des allers-retours entre la France et l’Algérie. Donc il y avait un régime de libre circulation.
«Édouard Philippe, Manuel Valls, Éric Zemmour, Éric Ciotti, Les Républicains, Jordan Bardella. Tout le monde a dit que Driencourt a raison, qu’il faut revoir les accords de 1968.»
— Xavier Driencourt.
Et puis en juillet 1962, il s’est passé ce qui s’est passé. Les pieds noirs sont rentrés en France, quasiment tous. Et donc il y a eu une incertitude, un vide juridique pendant plusieurs années entre la France et l’Algérie en matière de circulation. Et à ce moment-là, on a négocié un nouveau texte qui est l’accord de 1968 qui ne rétablit pas la libre circulation qui était prévue dans les accords d’Évian, mais qui donne aux Algériens des avantages que n’ont pas les voisins marocains ou tunisiens ou d’autres pays. C’est un régime un peu privilégié qu’ont les Algériens. Et effectivement, dans cette note de la Fondapol, j’ai dit que 50 ans après les accords de 1968, il y a sans doute quelque chose à revoir parce que la question n’est plus d’actualité. En 1968, il y avait une économie qui se développait, la France était à la recherche d’une main-d’œuvre francophone, on sortait de la guerre d’Algérie, il y avait donc un régime particulier pour les Algériens. Aujourd’hui il serait peut-être temps de réfléchir à autre chose. Et comme vous le rappelez, tous les hommes politiques se sont précipités dessus: Édouard Philippe qui est dans la majorité du président de la République, Manuel Valls, Éric Zemmour et Éric Ciotti, Les Républicains, Jordan Bardella. Tout le monde a dit que Driencourt a raison, il faut revoir les accords de 1968.
Abdelmadjid Tebboune a dit récemment que «la France nous a colonisés pendant 132 ans. Il nous faut 132 ans de visas». Pensez-vous qu’il s’agit d’un raisonnement logique et sensé de la part d’un président de la République?
C’était présenté comme une boutade puisqu’il a dit cela dans une interview au Figaro en décembre 2022. Je crois qu’il a dit «si j’osais, je pourrais dire que comme la France a colonisé l’Algérie 132 ans, nous avons droit à 132 années de visas». Il l’a présenté comme une boutade. Mais je pense qu’il y avait quelque chose de sérieux dans son idée, c’est-à-dire l’affirmation que l’Algérie a droit à un régime particulier.
Quand vous étiez en Algérie, avez-vous senti ce contrôle de l’armée algérienne sur les affaires internes et externes du pays?
Oui et non. Oui, parce que c’est la réalité du système politique algérien. L’Armée de libération, l’Armée nationale populaire (ANP), c’est elle qui a fait la guerre d’indépendance et qui est très présente dans la vie politique algérienne.
Non, parce qu’on ne voit pas du tout les militaires. Le ministre de la Défense algérien est le seul ministre qui ne reçoit jamais l’ambassadeur de France.
Donc c’est pour ça que je réponds oui et non. Oui, parce que c’est une réalité. L’armée algérienne joue un rôle important dans le système politique algérien, et non parce qu’on ne s’en rend pas compte au quotidien, évidemment.
Toutefois, le chef d’état-major de l’armée algérienne, le général Saïd Chengriha, s’affiche tout le temps avec le président Tebboune dans la plupart des événements et des cérémonies. L’on croirait que c’est son Premier ministre…
Moi, je ne l’ai jamais rencontré.
Qu’est-ce qui explique la crise actuelle, à la fois politique et sociale, en Algérie? Faudrait-il un changement radical et complet du régime pour que l’Algérie commence à entretenir des relations normales avec ses voisins?
On vit avec des États, on reconnaît des États qui ont choisi leur gouvernement. C’est vrai que le Maroc comme l’Algérie ont, chacun, deux histoires différentes, deux régimes politiques différents. Donc voilà, il faut faire avec. De même que les autres pays européens ne choisissent pas le gouvernement qu’il y a en France, ils regardent les élections en ce moment, ils attendent de voir ce qu’il se passe.
Donc voilà, c’est le monde qui est comme ça. Il y a des États, des gouvernements et il faut faire avec.