Xavier Driencourt analyse les enjeux d’une relation franco-algérienne de plus en plus toxique

Le président français Emmanuel Macron et son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune.

Dans un entretien de près d’une heure accordé au média français «Front Populaire», Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France en Algérie, analyse l’actualité algérienne et apporte son éclairage sur les relations entre Paris et Alger, à l’heure où l’annonce d’une prochaine visite du président algérien à Paris bruisse dans les couloirs de la diplomatie des deux pays.

Le 06/02/2024 à 12h12

Annulée à plusieurs reprises en 2023, avant d’être reportée sin die, la visite du président algérien Abdelmadjid Tebboune en France est à nouveau annoncée du bout des lèvres, sans qu’aucune date précise n’ait été avancée.

De l’avis des journalistes et experts de la question algérienne en France, il se pourrait que cette visite se déroule en avril 2024, après le ramadan, et surtout à quelques mois de l’élection présidentielle algérienne, qui se tiendra au mois de décembre de cette même année, et qui sera vraisemblablement couronnée par la victoire du candidat de l’armée.

Face à cet agenda algérien, orchestré par un régime militaire qui tire sa légitimité de la haine de la France, qu’il perpétue et instrumentalise, la politique de la France d’Emmanuel Macron interpelle plus que jamais. De part et d’autre, les enjeux sont de taille. Mais qui tirera son épingle de ce jeu de manipulation? C’est la question qui se pose et à laquelle Xavier Driencourt apporte des éléments de réponse dans son analyse.

Les dessous de la visite contrariée en France du candidat Tebboune

«J’ai l’impression que cette visite est dans les tuyaux, parce qu’en réalité, je crois que les deux (parties) ont intérêt à ce que cette visite ait lieu. Tebboune a intérêt, vingt-quatre ans après la visite de Bouteflika, à venir à Paris et montrer aux grands électeurs algériens, c’est-à-dire les militaires qui vont désigner éventuellement le futur président, (…) qu’il a obtenu des choses de la France et du président de la République, notamment l’accord franco-algérien de 1968», analyse l’ancien ambassadeur et spécialiste de la question algérienne.

Et de citer Abdelmadjid Tebboune, dans un entretien donné au Figaro en 2023, lorsque celui-ci affirmait que «les Algériens devraient avoir des visas de 132 ans», en référence aux 132 ans de colonisation française de l’Algérie. «Pour eux, ce régime dérogatoire (l’accord de 1968, NDLR) est un droit et les politiques qui viendraient dénoncer ces dérogations, il faut les faire taire (sic). D’où l’intérêt d’une visite de Tebboune à Paris, pour essayer de solidifier, sanctuariser l’accord franco-algérien», poursuit Xavier Driencourt.

Mais ce qui est considéré comme un dû côté algérien n’est pas perçu de la même manière en France. «Le sujet de la politique migratoire est central dans la politique française. Mais dans cette politique migratoire, il y a un énorme kyste qui est l’accord franco-algérien», explique l’ex-ambassadeur.

Une «réconciliation» franco-algérienne

Face à celui qui se positionne, dans le cadre de cette visite, comme «candidat de l’armée», et qui pourrait être reconduit pour un deuxième mandat, «le président Macron souhaite aussi cette visite de Tebboune, parce qu’il veut montrer que lui est capable de réussir avec l’Algérie ce que ni de Gaulle, ni Mitterand, ni Chirac n’ont réussi, c’est-à-dire d’établir une sorte de traité de l’Élysée, comme le Général de Gaulle l’avait fait avec l’Allemagne en 1963, une sorte de réconciliation franco-algérienne», poursuit Xavier Driencourt.

Une position macronienne qui n’est pas nouvelle et qui, depuis six ans, ne porte toujours pas ses fruits. Mais qu’à cela ne tienne, «il veut coûte que coûte ce rapprochement avec Alger», juge Driencourt, et ce, malgré les insultes, les critiques, les nombreuses exigences du régime en place, les rappels de son ambassadeur à Paris, ou encore l’ingérence dont a fait preuve le pouvoir algérien en publiant un communiqué à la suite de la mort du jeune Nahel, à l’origine d’émeutes en France, énumère le diplomate.

Au dossier épineux des accords de 1968 viendront se greffer d’autres sujets autrement problématiques, annoncés d’ores et déjà en préambule de cette visite par le ministère des affaires étrangères algérien. «Il y a au moins trois revendications qui ne sont pas éclaircies», explique Xavier Driencourt. Des objets de l’Émir Abdelkader que le régime algérien veut récupérer, une indemnisation attendue en rapport aux essais nucléaires entrepris par la France en Algérie et la question des visas, détaille-t-il. Des domaines jugés «encore très sensibles», laissant augurer au diplomate que la suite des choses «va être très compliquée».

Une population instrumentalisée

C’est donc un match sous haute tension qui s’annonce, avec d’un côté, des exigences et des revendications que l’on brandit comme autant de droits, et de l’autre, une position qui consiste à courber l’échine et à multiplier les gestes mémoriels. Dans cette équation complexe, Xavier Driencourt explique la position française par la prise en considération de l’importance de la communauté franco-algérienne sur le sol français, laquelle joue un rôle dès lors qu’il s’agit de prendre des décisions vis-à-vis de l’Algérie, «c’est de la politique étrangère et intérieure».

Les nombreux relais dont dispose l’Algérie en France ne sauraient être négligés, estime le diplomate, à commencer par la Grande mosquée de Paris ou les vingt consulats algériens que compte la France, «qui sont là pour rendre des services à la communauté algérienne, mais aussi pour avoir un œil sur les Algériens de France», lesquels s’inscrivent dans un grand paradoxe. En effet, ils vivent un «mal à l’aise dans chacun des deux pays», ne se sentant ni acceptés en France ni considérés comme des citoyens algériens à part entière en Algérie, du fait de leur double nationalité qui ne leur permet pas d’accéder à de nombreuses fonctions, notamment politiques. Quant aux Algériens qui vivent en Algérie, le diplomate rappelle qu’ils sont 45 millions à n’avoir qu’une obsession: fuir leur pays.

La haine, pierre angulaire du système algérien

L’enjeu lié à cette population est d’autant plus grand que «l’amertume vis-à-vis de l’ancien colonisateur» est distillée en Algérie dès le plus jeune âge. Alors, comment construire un futur à deux dans le cadre d’une relation aussi toxique? «Quand on vous met dans le crâne dès l’âge de 3 ans que la France, c’est l’ennemi, quand un pouvoir tire sa légitimité du discours anti-français, ça laisse des traces, (…) chez beaucoup en tout cas», explique Xavier Driencourt. Ainsi, «pour une bonne partie de la population, ce discours finit par marquer», poursuit-il, rappelant que l’enseignement joue un rôle fondamental dans cette passation de la haine à travers les manuels scolaires, dans lesquels l’enseignement de l’histoire débute le 8 mai 1945, avec les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, des répressions sanglantes qui ont suivi les manifestations nationalistes, indépendantistes et anticolonialistes dans le département de Constantine pendant la colonisation française de l’Algérie. «C’est leur cheminement intellectuel», analyse l’ancien ambassadeur à Alger.

Cette perpétuation de la haine n’est pas vaine côté algérien, car elle permet à la junte militaire en place d’exister, et au pays d’obtenir des avantages. C’est grâce à la détestation de l’ancien colonisateur et la perpétuation de la guerre d’Algérie dans les esprits que la junte assoit la logique de «compensation» et de droits dus par la France à l’Algérie. Cette relation basée sur la manipulation est d’autant plus aisée que «les Algériens nous connaissent bien, mais (que) nous ne les connaissons pas (...) C’est un pays opaque, énigmatique, très fermé pour nous alors que, pour eux, la France est un livre ouvert».

Le travail de mémoire annoncé par Emmanuel Macron et entrepris par Benjamin Stora depuis 2022 s’annonce ainsi d’autant plus ardu que chacune des deux parties devra travailler sur l’ensemble de la période de la colonisation et réexplorer un passé commun. La France devra reconnaître ses torts, mais l’Algérie aussi, ce qui s’annonce très compliqué, notamment s’agissant des exécutions du FLN… «Il sera plus difficile de travailler avec eux sur un manuel d’histoire commun que ça ne l’a été avec l’Allemagne. Sauf à mettre de côté des sujets qu’on ne voudra pas aborder», conclut Driencourt.

Accepter l’inacceptable… jusqu’où ira la France d’Emmanuel Macron?

Il y a fort à parier que cette mise sous le tapis des sujets qui fâchent sera effective. Car face à l’agressivité de la junte militaire, qui multiplie les critiques, les rappels de son ambassadeur et rechigne à la délivrance des laissez-passer consulaires, la stratégie de la France se cantonne pour le moment à la multiplication des gestes mémoriels.

Réhabilitation du mathématicien et militant indépendantiste Maurice Audin, torturé et assassiné en 1957 par l’armée française pendant la bataille d’Alger, restitution des crânes de résistants algériens par la France, réhabilitation d’Ali Boumenjel, avocat du FLN… «Des gestes qu’on aurait faits tôt ou tard et qui portent exclusivement sur le mémoriel, sujet auquel Alger est particulièrement sensible», décrypte Xavier Driencourt.

Avec tous ces éléments mis dans la balance, l’Algérie s’avère débitrice à l’égard de la France, juge Xavier Driencourt. Pourtant, malgré cela, et malgré les nombreuses atteintes de l’Algérie à la liberté de la presse et aux libertés religieuses, «ces derniers temps, le Quai d’Orsay ne réagit pas à toutes ces atteintes, à ces piqûres d’épingle de la part de l’Algérie».

Ainsi, à l’heure où l’index mondial de persécution des chrétiens classe l’Algérie comme le pays où le plus d’actes anti-chrétiens ont été commis en 2023 (avec le Laos), et «où la liberté de la presse est verrouillée, on ne réagit pas, alors que d’habitude nous sommes prompts à prendre fait et cause pour les atteintes à la liberté de la presse dans le monde… Et quand il y a fermeture d’une quarantaine d’églises, nous ne disons rien», rappelle Xavier Driencourt. Pourtant, «l’Algérie est l’un des pays où le christianisme est la religion la plus difficile à pratiquer», insiste-t-il.

Face à ce laxisme français, l’Algérie «creuse la distance prise vis-à-vis de la France», remarque le diplomate, évoquant la question de la politique étrangère du pays qui se situe aux antipodes de la position française, s’agissant de sa relation avec la Russie, le conflit israélo-palestinien, le Sahel et ses rapports avec le Maroc. Ces nombreux «points négatifs sur le plan de la politique étrangère» s’expliquent par «la colonne vertébrale du système, l’armée, qui ne nous aime pas, qui nous a combattus, qui trouve sa légitimité dans la lutte passée contre la France», argumente Xavier Driencourt. Or, c’est à cette même armée que reviendra le choix du prochain président algérien.

«Rétablir un rapport de force avec l’Algérie»

L’adoucissement de la relation franco-algérienne n’est donc pas pour demain, d’autant qu’aujourd’hui, «il y a une alliance tacite entre l’armée et les islamistes qui se sont combattus pendant la guerre civile», analyse Xavier Driencourt. Ceux-ci «ont le même agenda: écarter les Français, arabiser ou angliciser le pays (…) Tant qu’ils seront main dans la main, nous aurons du mal à avoir un discours qui sera accepté par ces interlocuteurs» prédit-il.

Il y a lieu donc lieu de s’interroger, plus que jamais, sur la position qu’entend continuer à adopter (ou pas) Emmanuel Macron à l’occasion de la visite d’Abdelmadjid Tebboune à Paris. «Il faudrait essayer de rétablir un rapport de force avec l’Algérie. Ils comprennent un mot: la réciprocité. C’est le fondement de l’action diplomatique en Algérie et cela veut dire un rapport de force équilibré», explique Xavier Driencourt. Selon lui, «il ne faut pas tout céder (notamment les accords de 68), si nous n’obtenons rien en échange» et à ce jeu-là, «la France dispose d’un certain nombre de leviers, pas seulement les visas».

Par Zineb Ibnouzahir
Le 06/02/2024 à 12h12