Sept mois. Cela fait exactement sept mois que Boualem Sansal a été arrêté à son arrivée à l’aéroport d’Alger. Cela fait sept mois que la Commission européenne esquive un dossier pourtant au cœur des valeurs du projet européen: la défense des droits de l’homme et la liberté de penser. Interpellée par les eurodéputés en janvier, sollicitée par les parlementaires français en mai, rien n’y fait. Contacté à plusieurs reprises par le comité de soutien de Sansal, dont la présidente est une ancienne ministre française des Affaires européennes, le cabinet de Kaja Kallas a ignoré ses demandes.
On sait l’obsession russe du chef de la diplomatie européenne, aux dépens de tous les autres défis diplomatiques de l’UE; et, pour son malheur, Sansal n’est pas Soljenitsyne… Faut-il d’ailleurs rappeler les réactions européennes à l’arrestation de Navalny, citoyen russe et opposant politique au Kremlin, pour souligner davantage le sort cruel réservé ici, par l’UE, à un romancier de langue française et de citoyenneté européenne? Le verbe de feu le président Sassoli, «sa détention représente une violation des droits de l’homme et nous le soutenons», et en écho, le silence de Roberta Metsola; l’action, hier, des États baltes pour obtenir des sanctions contre la Russie, et la soumission, aujourd’hui, des États membres envers Alger, voire leur complicité– si l’on pense aux menaces pesant sur Kamel Daoud, et l’obligation, pour cet autre écrivain franco-algérien, d’annuler sa tournée littéraire en Italie pour échapper au risque d’extradition…
Enfin, il faut évoquer le voyage à Moscou du Haut représentant Borrell, en février 2021, pour tenter d’obtenir la libération de Navalny– ou à tout le moins arracher un droit de visite dans sa prison moscovite, et condamner sans réserve les dérobades de Kallas face au destin d’un vieil écrivain malade, embastillé dans la banlieue d’Alger.
Sept mois au cours desquels la faute morale de l’exécutif européen serait-elle devenue, aussi, une faute politique? C’est ce que pourrait mettre en lumière une enquête du médiateur européen, dont le rôle est de recevoir les plaintes relatives à des cas de mauvaise administration dans l’action des institutions européennes, saisi le 8 mai d’une requête du comité de soutien de Sansal pour «manquement caractérisé du SEAE et de Mme Kallas à leur devoir d’agir face à une situation mettant en péril la vie d’un citoyen européen».
Précisément, il leur est reproché de violer l’article 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE– protégeant le droit à la vie qui «fonde une obligation positive pour les institutions de l’Union d’intervenir lorsqu’un citoyen est confronté à un danger imminent. Ne pas agir dans un tel contexte, c’est substituer à l’État de droit un silence létal»; de violer également l’article 2 de l’accord d’association UE-Algérie, lequel stipule que le respect des droits de l’homme et des principes démocratiques est un «élément essentiel» du partenariat. Rappelons que cet accord est actuellement en renégociation à la demande d’Alger, ce qui, de toute évidence, autorise une Commission un tant soit peu courageuse à conditionner ces discussions à la libération de Sansal, comme l’a d’ailleurs demandé le Parlement français dans sa récente résolution européenne.
Enfin, le «comité Sansal» soulève l’entrave faite par la Commission européenne au droit d’accès à l’information qui relève du règlement européen n° 1049/2001 sur l’accès du public aux documents. L’absence de réponse constitue une entrave à l’exercice effectif de ce droit. Et si, selon la jurisprudence du médiateur, «un accès retardé est un accès refusé», le plaignant ajoute ici ces mots forts: «Un accès refusé dans une affaire de vie ou de mort est une complicité́ de mise en danger».
Les prochaines étapes? Si la requête compte à la fois une demande de communication sans délai, par la commissaire Kallas, des mesures entreprises pour garantir les droits et la sécurité de Boualem Sansal, l’ouverture d’une enquête sur le manquement du SEAE et de Madame Kallas à leur obligation de réponse et d’action, et le lancement d’une enquête plus large sur «les violations systématiques des droits fondamentaux en Algérie», le médiateur va procéder aux enquêtes qu’il estime justifiées. Dans une bureaucratie européenne qui n’a rien à envier à celle des univers de Kafka et de Sansal, la plainte entame désormais son parcours d’échanges avec les parties prenantes, à l’issue duquel… un rapport sera transmis aux institutions concernées, au Parlement européen– et au plaignant!
Les services du médiateur viennent de publier leur rapport d’activité 2024. La durée moyenne d’une enquête était inférieure à six mois, et la moitié de toutes les enquêtes ont été clôturées dans un délai de trois mois. Mais où sera Boualem Sansal à la fin de l’été?