L’exfiltration silencieuse: comment l’Algérie tente de déplacer le Polisario hors de son territoire

Karim Serraj.

ChroniqueEn cinq ans, convois militaires et administrations du Polisario ont glissé vers la mince bande «tampon» contrôlée par la MINURSO, transformant un no man’s land en avant-poste revendiqué. Alger signe le plus silencieux de ses coups géopolitiques: pousser son protégé hors de ses frontières pour mieux affronter la difficile conjoncture qui s’annonce lorsque son proxy se désagrégera.

Le 08/06/2025 à 11h08

Pendant quarante ans, Rabouni, chef-lieu administratif blotti à vingt kilomètres au sud de Tindouf, a servi de cœur battant au Polisario: centre de commandement, dépôt logistique et, surtout, flanqué de cinq camps humanitaires, il représentait le sanctuaire du mouvement sahraoui solidement ancré sur le sol algérien.

Or, depuis cinq ans, Alger a opéré un tournant stratégique silencieux, mais décisif. Sous sa pression, l’appareil politico-militaire sahraoui a plié bagage pour se redéployer le long de la «zone tampon», cet étroit couloir placé sous l’œil inlassable de la MINURSO. Le Polisario se retrouve ainsi totalement hors des frontières algériennes, évoluant désormais depuis la bande de terre sous réglementation onusienne, qui sépare officiellement les parties prenantes au conflit.

Cette zone tampon se compose d’abord d’un no man’s land large de cinq kilomètres– la Buffer Strip–, territoire inviolable où pas un civil, pas un soldat ne doit poser le pied. De part et d’autre de cette ligne, la zone tampon s’élargit en poches de vingt à trente kilomètres classées «Restricted Areas»: là, tout mouvement doit recevoir l’aval préalable de l’ONU.

C’est précisément dans ces enclaves des Restricted Areas que le Polisario a proclamé ses «territoires libérés» et déployé ses unités, transformant un espace de neutralisation en théâtre revendiqué de souveraineté— et redonnant, par ricochet, à la guerre du Sahara un nouvel horizon géopolitique.

L’amorce du déplacement: Tifariti, 2019

Décembre 2019, en plein désert, la bourgade de Tifariti a accueilli le 15ème Congrès du Polisario– une grand-messe tenue au cœur même de la zone tampon. Une résolution phare y est adoptée proclamant l’objectif inédit de «construire l’État sahraoui dans les territoires libérés», rapporte un média du Polisario, consacrant l’abandon programmé de Rabouni.

Or, ce coup d’éclat défiait frontalement la résolution 2414 du Conseil de sécurité de l’ONU adoptée un an plus tôt en 2018. Le Conseil de sécurité y exprimait «sa préoccupation concernant l’annonce par le Front Polisario du déplacement de fonctions administratives à Bir Lahlou» (localité située dans les territoires à l’est du mur) et appelait le Polisario à s’abstenir de tout acte illégal dans la zone réglementée. La même résolution demandait aussi le retrait immédiat, à l’époque, du Polisario de la zone tampon de El Guerguerate.

Preuve indélébile, un rapport de la MINURSO de juin 2018 relate une rencontre entre le chef du Polisario, Brahim Ghali, et le Secrétaire général de l’ONU, où des garanties avaient été données, le chef séparatiste promettant de ne pas «relocaliser de nouvelles installations administratives à Bir Lahlou ou Tifariti», rapporte l’institution. Ce revirement montre que le Polisario avait prévu de transférer des structures civiles et militaires depuis Rabouni vers la zone tampon, un projet qui n’aurait pu se faire sans l’aval et le soutien logistique de l’Algérie.

Un an plus tard, le même Polisario officialisait pourtant l’exode institutionnel: «parlement», «secrétariat national» et siège de l’«armée» sahraouie se déployaient à l’est du mur, transformant Tifariti en «capitale» de guerre. Rien de tout cela n’aurait été possible sans le parrainage d’Alger: Radio Algérie rappelle à l’époque qu’une imposante délégation algérienne avait assisté au Congrès, signe ostensible d’un soutien logistique et politique. Dès lors, unités combattantes, bases logistiques et communications se concentrent dans la zone tampon; les réunions du secrétariat national ne se tiennent plus jamais en Algérie, y compris en 2025. Invités étrangers, journalistes et sympathisants affluent à Tifariti, où cérémonies militaires et mises en scène de simulacre d’un État viennent sceller la mue stratégique: le Polisario installe son pouvoir au cœur d’un espace théoriquement neutre, tandis que l’ONU, réduite au rôle d’observateur, voit son architecture de paix progressivement contournée.

Les 4 principales implantations dans la zone tampon

- Bir Lahlou (26°20′ N, 9°35′ W): véritable centre de gravité du commandement sahraoui, le site abrite un quartier général (QG) tactique avec des ateliers moteurs et un dépôt de munitions. Cette relocalisation, repérée par la MINURSO en 2020, marque la transposition à l’est du mur des fonctions névralgiques jadis exercées à Rabouni (rapport ONU).

- Tifariti (25°17′ N, 8°08′ W): depuis 2019, la bourgade sert de garnison à une brigade blindée de chars russes T-55 remis en état, accueille un hôpital de campagne et, surtout, a été proclamée «capitale» du gouvernement sahraoui en lieu et place de Rabouni— un geste hautement symbolique visant à entériner le transfert institutionnel vers la zone tampon (média du Polisario).

- Mijek & Agounit: transformées en zones de tirs d’artillerie de harcèlement, ces positions permettent des tirs sporadiques en direction du mur de Défense tout en demeurant sous le parapluie onusien (rapport SG ONU 2021-22).

- Zug (sud-est): plateforme discrète dédiée aux drones kamikazes de conception iranienne, acheminés via Tindouf, offrant au Polisario une capacité de frappe asymétrique nouvelle (note du Parlement européen 2022).

Le Polisario campe en permanence dans la zone tampon, bravant à la fois les protestations marocaines et les mises en garde de l’ONU. Les unités miliciennes s’appuient sur une logistique de l’éphémère. Les bivouacs en première ligne ne sont que de fragiles campements à faible signature: tentes discrètes, bâches tendues entre deux affleurements rocheux, abris creusés à même le sable et aussitôt nivelés dès le départ. Les positions de tir, quant à elles, surgissent puis se dissolvent dans le paysage: un affût de mitrailleuse dissimulé sous un filet de camouflage, un lance-roquettes dissimulé derrière une dune, tous prêts à être abandonnés ou déplacés. Des bunker ont été construits pour dissimuler l’armement et les hommes...

La mobilité, de préférence la nuit pour éviter les drones de surveillance marocains, repose sur une flotte de pick-ups tout-terrain transformés en plates-formes d’armes. Ces «technicals», rehaussés de mitrailleuses ou de lance-roquettes, emportent vivres, munitions, carburant et moyens de communication. À la moindre alerte, la colonne se disperse, change de cap, efface ses traces et reparaît ailleurs.

En avril 2023, des milices sahraouies ont bloqué à deux reprises un convoi logistique de la MINURSO, procédant à des tirs de sommation pour intimider les Casques bleus. L’ONU a protesté, mais son mandat d’observateur limite sa capacité de coercition. Entre 2019 et 2024, un rapport onusien a recensé au moins quatre lettres du Secrétaire général et deux résolutions (2548/2020; 2602/2021) exigeant le retrait de tout personnel du Polisario et l’abandon de tout déplacement d’institution dans la zone tampon — exigences restées, jusqu’ici, lettre morte.

L’Algérie: un rôle décisif dans le redéploiement du Polisario

L’Algérie n’a pas seulement fourni un refuge au Polisario; elle a, au moment jugé opportun, levé toute entrave pour laisser filer les convois sahraouis armés vers la zone réglementée de la MINURSO. En ouvrant le corridor de Tindouf aux cohortes miliciennes, à leurs armes et à leurs équipements lourds, Alger a choisi de déplacer la ligne de front hors de son territoire pour mieux en façonner l’issue.

La preuve la plus flagrante se trouve dans les observations de la MINURSO: en novembre 2020, la mission onusienne relève le transfert non contrôlé par l’armée algérienne à Tindouf d’au moins cinquante grands camions militaires sahraouis quittant Rabouni en direction de Bir Lahlou (rapporté dans une note du Parlement européen 2022). Le même jour, le 13 novembre 2020, le Haut Conseil de sécurité algérien, réuni en urgence, «apporte son plein soutien à la décision du Polisario de reprendre la guerre» — un aval officiel qui sonne comme une déclaration de copaternité du conflit (communiqué MAE algérien).

L’année suivante, l’appui se fait plus feutré, mais non moins crucial: selon un rapport de Crisis Group, think tank américain, l’état-major algérien (Said Chengriha) a conduit de vastes exercices autour de Tindouf en 2021 «pour couvrir la relocalisation sahraouie». On soulignera l’usage par Crisis Group du mot «relocalisation» pour désigner le déplacement en question. Sous ce brouillard militaro-diplomatique orchestré par Alger, le Polisario s’est installé dans la zone tampon, transformant un espace de désescalade en nouveau théâtre d’hostilités — tandis que l’Algérie, d’apparence neutre, se met en posture d’arbitre tout en demeurant acteur central de l’ombre. Elle endosse un nouvel habit, et s’apprête à jouer un rôle inattendu.

Ce que cache la nouvelle configuration

En exfiltrant méthodiquement le Polisario de Rabouni pour le parquer dans la zone tampon, une mince bande qui fait partie du Royaume du Maroc, mais qui est temporairement sous administration de l’ONU, Alger joue une partie à quitte ou double. Cantonné à une étroite étendue désertique qui n’est pas l’Algérie, le mouvement sahraoui se retrouve littéralement «hors sol».

Cette zone tampon, destinée à n’être qu’un sas transitoire avant réintégration au Maroc à l’issue du règlement, devient un purgatoire: le Polisario n’a plus d’arrière‐base, plus de profondeur logistique, plus de refuge politique. Il apparait clairement qu’Alger, sentant le vent tourner, cherche à éloigner la direction du Polisario de Rabouni en Algérie. Le geste d’Alger s’apparente en effet à un bannissement en bonne et due forme, emportant ministères de façade, militaires et reliques révolutionnaires, tous les «trucs» aurait dit Sansal…

Au-delà de l’écran de fumée, ce déplacement calculé révèle une peur panique poussant à donner l’illusion d’une nouvelle réalité de terrain lorsque la solution de l’autonomie proposée par le Maroc deviendra inéluctable. D’ailleurs, le Maroc ne laisse pas faire. El Guerguerate qui était considéré comme le point le plus retentissant des parades du Polisario dans la zone tampon a été définitivement nettoyé, en novembre 2020, de toute présence séparatiste, verrouillant défensivement le seul point qui permettait aux miliciens de prendre des photos devant l’océan Atlantique. Et les FAR considèrent les déplacements dans cette zone comme un acte hostile, ce qui génère la riposte efficace de drones. Depuis la reprise des armes par le Polisario, en 2020, plusieurs véhicules et chefs du Polisario ont été neutralisés dans la zone tampon. Ce qui a semé la terreur dans les rangs du Polisario dont les miliciens refusent de s’y aventurer, en dépit des incitations du régime d’Alger.

La stratégie du régime d’Alger voulant créer un nouvel ordre de réalité dans la zone tampon bute sérieusement contre la menace venant du ciel qui pousse les miliciens du Polisario à se tapir comme des rats. Mais le plan d’Alger existe et la meilleure façon de le contrer est d’opter pour une solution à la Guerguerate: c’est-à-dire définitive. Ce n’est très probablement qu’une question de quelques mois.

Par Karim Serraj
Le 08/06/2025 à 11h08