L’Algérie, l’intangibilité des frontières et les guerres d’Afrique

Bernard Lugan.

ChroniqueSe considérant à l’évidence comme victime du statu quo frontalier colonial et post-colonial, le Maroc rejeta naturellement le principe d’intangibilité des frontières qui le condamnait à accepter de voir certaines de ses provinces historiques millénaires être rattachées à une Algérie née en 1962. Mais, plus encore, Rabat prophétisa que le principe allait être la cause de bien des injustices et de nombreux conflits.

Le 28/10/2025 à 11h00

Le long déroulé de l’histoire du continent africain est rythmé par une succession de guerres. Les plus anciennes sont figurées sur les parois peintes du Sahara et de l’Afrique australe cependant que les plus récentes font l’actualité, de la Libye au Kivu et de la Somalie au Mali.

Si les nombreux conflits d’aujourd’hui paraissent le plus souvent comme la résurgence de ceux d’avant la colonisation européenne, leur aggravation découle du tracé des artificielles frontières coloniales acceptées durant la période post-coloniale. Le principe de leur intangibilité date en effet d’après les indépendances, car il fut décidé par l’Afrique indépendante. Il constitua même un des fondements de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), l’ancêtre de l’Union africaine.

Ce fut le 21 juillet 1964, lors de la deuxième Conférence des chefs d’États et de gouvernements de l’OUA, réunie au Caire, en Égypte, que fut acté le principe de l’intangibilité des frontières. Le sommet déclara alors solennellement «que tous les États membres s’engagent à respecter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l’indépendance».

Alors qu’en 1961, donc avant l’indépendance, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) avait adhéré au «Groupe dit de Casablanca» qui était pour, au cas par cas, la refonte frontalière des nouveaux États, l’Algérie d’après 1962 se rangea tout au contraire à l’option du statu quo colonial en refusant la simple idée de remise en question de ses frontières avec le Maroc. La position de l’Algérie était évidemment compréhensible, car ce pays créé par la colonisation avait outrancièrement bénéficié des «largesses» territoriales de son ancien colonisateur français. Le Maroc oriental (Tindouf, Béchar, le Gourara, le Tidikelt, la Saoura, Tabelbala), lui avait ainsi été «offert». Mais, en plus de cela, et comme Karim Serraj le montre dans ses excellentes chroniques de Le360, l’Algérie fut formée de bric et de broc par la spoliation de tous ses voisins. Ainsi, le nord de l’ancienne AOF lui fut attribué, ce qui aboutit à la spoliation du Mali, État héritier de l’ancien Soudan français. Mais également une partie de la Tunisie et de la Libye. Voilà qui explique pourquoi le «phare» de l’anticolonialisme que fut l’Algérie défend «bec et ongles» l’héritage territorial colonial qui l’avait fait naître…

«Après 1960, la parenthèse coloniale ayant été refermée sans affrontements majeurs, sans ces combats de grande intensité qui ravagèrent l’Indochine, l’Afrique fut ravagée par de multiples conflits nés pour la plupart de la question des frontières et qui firent des millions de morts et des dizaines de millions de déplacés. »

—  Bernard Lugan

Se considérant à l’évidence comme victime du statu quo frontalier colonial et post-colonial, le Maroc rejeta naturellement le principe d’intangibilité des frontières qui le condamnait à accepter de voir certaines de ses provinces historiques millénaires être rattachées à une Algérie née en 1962. Mais, plus encore, Rabat prophétisa que le principe allait être la cause de bien des injustices et de nombreux conflits.

Or, le Maroc avait vu juste, car le principe de l’intangibilité des frontières explosa devant le réel. Son défaut était en effet triple:

1/ Il entérinait les amputations-charcutages opérés par les colonisateurs.

2/ Il séparait des peuples parents.

3/ Il forçait à vivre dans les mêmes États, des peuples historiquement en conflit.

Après 1960, la parenthèse coloniale ayant été refermée sans affrontements majeurs, sans ces combats de grande intensité qui ravagèrent l’Indochine, l’Afrique fut ravagée par de multiples conflits nés pour la plupart de la question des frontières et qui firent des millions de morts et des dizaines de millions de déplacés.

La «guerre froide» terminée, l’Afrique redevint l’actrice de sa propre histoire. Tous les placages idéologiques et politiques qui lui avaient été imposés depuis des décennies volèrent alors en éclats et le continent s’embrasa autour de la question avouée ou non des délimitations frontalières. Durant la décennie 2000-2010, 70% des décisions de l’ONU et 45% des séances du Conseil de Sécurité furent ainsi consacrées aux conflits africains.

Aujourd’hui, plus de 50 conflits armés sont actifs en Afrique. Et si nous en faisons l’analyse objective, force est de constater qu’ils sont le plus souvent, directement ou indirectement, la conséquence de l’un ou l’autre des trois points liés à la question frontalière comme il a été dit plus haut dans cette chronique. Les principales zones touchées sont toujours le Sahel, la Corne de l’Afrique, l’Afrique centrale et l’Afrique australe. Nous notons également une extension de la tache d’huile terroriste vers le littoral atlantique (Bénin, Togo et Côte d’Ivoire). Quant au Nigeria, les conflits nord-sud de la période précoloniale y ont repris. Loin de ralentir, le phénomène conflictuel africain est en hausse avec une augmentation de 45% du nombre de conflits armés en Afrique depuis 2020.

Par Bernard Lugan
Le 28/10/2025 à 11h00