Pierre Nora a magnifiquement décrit dans ses «Lieux de mémoire» l’invention des limites territoriales et de la frontière: au départ, de simples haies, des arbres, des rivières, des croix, des bornes, des routes ou des ponts ont séparé les comtés des duchés, puis fixé les limites des territoires royaux dans l’Europe médiévale. Les rois de France ont cherché ensuite à matérialiser la limite du royaume face aux Normands d’abord, aux Anglais ensuite. Les guerres, celle dite de «100 ans» notamment, avaient pour objectif la défense des frontières du royaume face aux Anglais.
La frontière, à l’époque, n’est guère matérialisée (sauf par ces haies ou ces rivières); on parle plutôt de «marches», d’une «zone frontière» ou de «confins». Quand les pouvoirs étatiques centraux s’affirment, le Prince peut alors imposer ses lois et prélever des impôts sur un territoire bien délimité. La frontière devient au 17ème siècle une zone large constellée de places fortes dont le contrôle change selon les avancées militaires: la France prend alors la forme du «pré carré» ou de «l’hexagone», avec les fortifications établies par Vauban qui limitent le territoire. Le Traité de Nimègue (1678) stabilise la frontière Nord-Est. À partir du moment où l’Etat, le Prince, contrôle un territoire, il peut alors unifier les règles juridiques et organiser l’impôt, créer des routes: entre 1765 et 1780, la chevauchée de Paris au Rhin passe ainsi de 11 à 6 jours.
Louis XIII et Richelieu choisissent la Bidassoa comme frontière entre la France et l’Espagne; Louis XIV se marie sur l’île des Faisans, à la limite de la France et de l’Espagne. Le même Louis XIV choisit le Rhin comme frontière entre la France et l’Allemagne. Napoléon a cru, plus tard, bouleverser les frontières et changer la carte de l’Europe, que le Congrès de Vienne a ensuite rétablie et simplifiée.
La notion de frontière prend tout son sens avec le Traité de Westphalie (1648): Westphalie marque le triomphe des vues françaises sur ses frontières au sud avec l’Espagne et à l’est avec les États allemands. Progressivement, les progrès de la cartographie permettent aux dirigeants de mieux prendre conscience de leur territoire et de mieux le contrôler.
Avec la Révolution française, l’idée des frontières prend une intensité nouvelle. Les révolutionnaires veulent donner à la France un territoire unifié, précisément délimité, et supprimer toutes les enclaves qui compliquent le dessin du territoire national: le territoire doit être linéaire et les frontières intérieures (douanières) abolies. Avec la Révolution française, l’État nation de 1792 et les frontières napoléoniennes, c’est la «doctrine» des «frontières naturelles» exprimées le 13 janvier 1793 par Danton à la tribune de l’Assemblée: «Les limites de la France sont marquées par la nature, nous les atteindrons des quatre coins de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République». Toutefois, les discontinuités naturelles ne se superposent pas nécessairement avec les limites ethnographiques et culturelles (les Basques par exemple habitent de part et d’autre des Pyrénées). La théorie des «frontières naturelles» a été très critiquée au 20ème siècle, mais elle a eu une grande influence sur le tracé des frontières.
À partir de la Révolution française naît l’idée de l’État-nation, selon laquelle les limites étatiques doivent correspondre au territoire d’un peuple. On assistera ainsi plus tard à la constitution de l’Italie et de l’Allemagne, puis, après la Première Guerre mondiale, à la naissance de la mosaïque des États de l’Europe centrale nés de la chute de la double monarchie austro-hongroise. La notion de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes bouleverse à son tour les frontières royales qui marquaient la possession de territoires assemblés par des victoires militaires: c’est l’Autriche-Hongrie qui disparaît en 1918, c’est la Pologne qui renaît, et ce sont les quatorze points du président Wilson qui redécoupent la carte de l’Europe. C’est seulement plus tard, entre les deux Guerres mondiales, que les dictatures de Hitler et Mussolini ont dévoyé la notion de frontières naturelles et d’État-nation en celle d’espace vital ou «Lebensraum».
Dans l’Europe de Yalta, la frontière a été réputée «inviolable et intangible», puisque décidée par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Le «Rideau de fer», dénoncé par Churchill en 1946 dans un discours célèbre, symbolisait cette frontière infranchissable entre l’Est et l’Ouest, entre les dictatures staliniennes et le monde libre occidental. Plus tard, en 1961, le Mur de Berlin illustre la cassure profonde entre les deux Allemagnes. La Conférence sur la sécurité en Europe (CSCE), en 1975, a confirmé ce dogme de l’intangibilité des frontières, de même que la fameuse ligne Oder Neisse marque alors définitivement la frontière reconnue par les deux Allemagnes, puis entre l’Allemagne réunifiée et la Pologne. L’actualité récente nous montre hélas que ces lignes tracées en 1945 peuvent être aujourd’hui contestées et remises en cause.
La colonisation a été le contre-exemple du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Chaque État colonisateur a tiré profit de sa situation géographique comme de ses ambitions -ressources du sol, accès aux océans, ressources humaines et colonisation- pour fonder sa puissance. En Afrique, les frontières sont créés par les colonisateurs sur le même modèle. Elles suivent des tracés parfois étonnants: l’étrange «bande de Caprivi» entre le Sud-Ouest africain (aujourd’hui la Namibie), qui s’enfonce comme un doigt pointé dans le continent, est née de la volonté du colonisateur allemand de relier ses possessions à l’est du continent, le Tanganyika, à celles de l’ouest (Sud-Ouest africain).
Les frontières algériennes reflètent également les choix faits par le colonisateur et sont maintenues après l’indépendance. On voit que la frontière algérienne, en forme de «jupe évasée», repoussait à l’est la frontière avec le protectorat tunisien et à l’ouest avec le protectorat marocain, car la France pensait à l’époque que l’Algérie resterait «éternellement» française, en tout cas durablement faite de trois départements! Il fallait donc accorder aux trois départements français d’Afrique du Nord le territoire le plus vaste, fût-ce au détriment des deux protectorats voisins. On sait aussi que la question des frontières, en particulier celles du Sahara, a été au centre des négociations d’Evian et que le Général de Gaulle, qui voulait au départ partager le Sahara entre les États environnants, a fini par lâcher sur ce point. Les frontières ont été, comme en Europe, contestées, mais existent bien dans la tête des migrants qui cherchent à les franchir. Aujourd’hui, les routes migratoires franchissent ces frontières, elles s’en affranchissent.
Devenu indépendant en 1956, le Maroc réclame immédiatement un nouveau tracé des frontières à la France, laquelle cherche alors à obtenir en échange que le Maroc renonce à soutenir l’Armée de libération nationale algérienne (ALN), ce que Rabat n’accepte pas. Le roi Mohammed V, dépité, signe alors en 1961 avec Ferhat Abbas, Président du GPRA, un accord selon lequel la frontière entre les deux pays devra être renégociée une fois l’Algérie devenue indépendante. Le 10 mai 1962, deux mois après les Accords d’Evian et trois mois avant l’indépendance de l’Algérie, le Général de Gaulle reçoit au château de Champs-sur-Marne le roi Hassan II, en présence du nouveau Premier ministre qu’il vient de nommer, Georges Pompidou, du ministre des affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, et du Secrétaire général de l’Élysée. L’ambassadeur de France à Rabat, Roger Seydoux de Clausonne, qui fait le compte-rendu de cet entretien, souligne la méfiance du Roi envers son nouveau et jeune voisin, l’Algérie.
Après avoir rappelé au Général que les Marocains, eux-mêmes colonisés et musulmans, avaient soutenu leurs frères algériens dans leur lutte pour l’indépendance, et demandé au Chef de l’État de rectifier au profit du Maroc la frontière tracée par la France, le Roi engage une longue conversation avec le Général à propos de la future Algérie indépendante, et justifie le soutien que le Maroc a donné au FLN et l’ALN durant la guerre. Il précise que «le Maroc était aux côtés de l’Algérie qui était une terre de colonisation, mais qu’aujourd’hui, il prend du large, et la solidarité maghrébine ne l’engage pas à prendre parti dans l’application des accords d’Évian. Le Maroc veut que son voisin soit stable et pacifique, sinon il recevra les premiers coups». La question de la frontière est donc omniprésente et l’on sait que les premières escarmouches apparaissent dès l’été 1962.
Le Biafra sera également un de ces conflits issus de la décolonisation, de même que les frontières entre Ethiopie, Somalie et Soudan donneront naissance à de nouveaux États, Sud-Soudan et Erythrée. (À suivre).