«La nuit nous emportera» (Robert Laffont/Le Fennec, janvier 2025) se présente d’emblée comme un hommage vibrant à la mère de l’auteur, une «mère courage» ayant élevé seule une grande fratrie de cinq enfants. À travers le destin familial qu’il met en scène, Binebine puise largement dans sa propre histoire, sous le voile de la fiction. Le roman narre l’enfance d’un petit garçon à Marrakech dans les années 1960-1970, au sein d’une famille marquée par l’abandon du père et l’absence tragique du frère aîné – celui-ci ayant été arrêté après le coup d’État contre Hassan II. Porté par la voix candide de Sami, le roman mêle autobiographie et Histoire du Maroc, à travers les yeux de cet enfant tantôt innocent, tantôt lucide, une alliance subtile de tendresse et de gravité. Et c’est un Sami adulte qui, des années plus tard, recompose le puzzle de son enfance.
Chaque souvenir affleure avec la vivacité du présent, comme si le temps n’avait jamais terni les couleurs du passé. «Je revois ce petit garçon frileux comme si c’était hier, comme si l’on ouvrait un tiroir dans ma vieille mémoire et que l’on en ressortait des souvenirs intacts, des joies toutes fraîches, des plaies encore ouvertes, des frissons et un tas d’émotions à peine ressenties», confie le narrateur. Les bonheurs passés (les jeux d’enfants, l’affection maternelle) côtoient ainsi les blessures encore vives (les «plaies» de l’abandon du père et de l’emprisonnement du frère) dans un même élan de mémoire.
Famille, abandon et résilience: le portrait d’une «mère courage»
Mamaya, la mère de Sami, assume seule le foyer et l’éducation de ses enfants. Cette figure maternelle occupe une place quasi mythique dans le regard du narrateur. Son portrait est empreint de vénération: «Une géante doublée d’une tigresse», un «amas de chair blanche, tiède, moelleuse, où venaient s’évanouir mes peurs d’enfant», dira-t-il. Tour à tour autoritaire et protectrice, intransigeante sur les valeurs et infiniment généreuse, Mamaya incarne à la fois les «pilier, boussole et figure nourricière». Elle remplace le père absent. Les moments passés avec elle, au hammam, prennent des allures d’épopée enfantine: «savon noir, ghassoul, pierre ponce, gant de crin, brosse en plastique… Tout un arsenal de torture que Mamaya passait en revue... et c’était parti pour l’aventure!» Le rythme est effervescent, ponctué de verbes d’action («ça rit..., ça médit..., ça chantonne...»), immergeant le lecteur dans le tumulte joyeux de ce lieu de femmes. La richesse sensorielle (corps, sons, odeurs) reflète ici le réalisme poétique de Binebine, capable de faire surgir tout un univers populaire en quelques lignes.
L’univers chaleureux de la maison – les «odeurs d’épices» de la cuisine, les contes du soir – contraste avec la rudesse du monde extérieur. Tant que Mamaya veille, le foyer demeure un cocon protecteur pour le jeune narrateur: «Après le bac, Mamaya n’avait pas un sou pour me payer des études supérieures. Le départ de papa nous a laissés dans une piètre situation.» Soutenue par la fidèle servante Johara, la mère parvient à resserrer les liens de la fratrie autour de valeurs essentielles: travail, entraide, dignité.

Le personnage d’Abel, grand frère admiré par Sami, illustre aussi la force des liens familiaux. Militaire de carrière et souvent absent, Abel devient pour Sami une figure héroïque, presque paternelle. Lors de ses rares permissions, il apporte la joie dans la maison, paradant en uniforme sous les regards éblouis de son petit frère. Binebine montre combien la fraternité et l’admiration filiale peuvent partiellement combler le vide paternel: «Adolescent, Abel était, de notoriété publique, le plus beau garçon de la médina. Grand et costaud, racé, le visage parfaitement symétrique, les traits fins, les cheveux drus, il dégageait une aura qui attirait comme un aimant les regards des passants.» Cette idéalisation rend la chute d’autant plus brutale: Abel est arrêté lors d’un soulèvement militaire contre le Roi, marquant le point de rupture du roman. C’est l’effondrement de l’univers familial. Déjà privée du père, la famille se retrouve brisée après la folie du fils aîné. Pourtant, Mamaya reste debout. Elle affronte l’épreuve avec une dignité tragique: chaque semaine, pendant des années, elle remue ciel et terre pour apporter à son fils des vivres et du réconfort.
La voix de l’enfance
Binebine parvient à évoquer les drames avec la légèreté propre à l’enfance. La douleur est bien là, mais elle est tamisée par le regard émerveillé du petit Sami. Ce contraste donne au récit une tonalité unique, douce et pudique. Ainsi, lorsque la grande Histoire – le coup d’État militaire – fait irruption dans la vie de Sami, l’auteur décrit d’abord l’incompréhension du petit garçon face à la panique des adultes, la radio qui débite des slogans révolutionnaires, les boutiques qui ferment dans l’affolement. Le lecteur mesure en creux la gravité de la situation, mais le narrateur n’y voit qu’une étrange journée chaotique. La tragédie historique est présente, mais comme adoucie par le voile de l’innocence. La mémoire de Sami conservera de cet épisode surtout des impressions diffuses – le silence angoissant qui tombe sur la médina, les chuchotements alarmés des voisins – plutôt qu’un compte-rendu politique. Le jeune Sami se réfugie dans les histoires qu’il se raconte: il transforme par exemple le sort de son frère en une aventure héroïque pour atténuer sa peur.
La grand-mère, entre fantaisie et violence de l’Histoire
La figure de la grand-mère apparaît dans le roman sous des formes contrastées, allant de l’excentricité bienveillante à la cruauté la plus sombre. Surnommée Maman-du-bled, cette aïeule haute en couleur, retirée à la campagne, affiche un comportement souvent extravagant, que le narrateur évoque avec autant d’amusement que d’affection. La grand-mère décide par exemple de le vêtir et de le coiffer comme une fillette, au point de le rebaptiser «Samia». Ce jeu de travestissement inattendu – inversant ironiquement les préférences d’une société patriarcale – témoigne de la fantaisie de Maman-du-bled. Sami se laisse embarquer volontiers dans cette comédie affectueuse où sa grand-mère réalise à travers lui le rêve d’avoir une petite-fille. L’auteur décrit les «excès» et la «mauvaise foi» de cette octogénaire autoritaire, dont les manies font le désespoir de Mamaya. «En quittant la ferme je laissais derrière moi Maman-du-bled et sa folie douce», se souvient Sami, comme s’il abandonnait là-bas un petit royaume à part, régi par les caprices d’une vieille dame finalement attachante.
Le personnage de la grand-mère permet aussi au narrateur de remonter dans le destin de la famille. Par de brèves incursions rétrospectives, on comprend que Maman-du-bled a connu une vie privilégiée durant le Protectorat français, avant de tomber en disgrâce à l’avènement du Maroc indépendant. Binebine révèle en effet un pan de l’histoire familiale: le grand-père de Sami était un officier indigène au service de l’armée coloniale française. Dans les affaires de famille trône une vieille photo de lui en uniforme, moustache fière et poitrine bardée de médailles, que l’enfant admirait autrefois sans en comprendre la portée. Le jour où il réalise devient adulte, le narrateur ne peut s’empêcher de formuler un jugement sévère sur cet aïeul: «Héros, certes, mais des colons, non des indigènes crasseux, dominés et humiliés. Grand-mère avait été l’épouse d’un fils de notable algérien formé pour servir d’officier de liaison auprès des autochtones que Maman-France venait pacifier. Autrement dit, un Arabe ayant pactisé avec le diable pour faire souffrir d’autres Arabes. Rien de glorieux dans cette affaire. Voilà, c’est dit, on n’y reviendra pas». À travers cette histoire de famille, c’est toute la fracture identitaire qu’a pu créer la colonisation qui est suggérée.
Le roman décrit ces élites menant grand train, leurs enfants étudiant au prestigieux lycée Mangin de Marrakech et grandissant «ni tout à fait marocains, ni français à part entière», représentant «une sorte de compromis entre le condamné et son bourreau». Quand survient l’indépendance en 1956, cette situation intenable vole en éclats. Le grand-père de Sami, comme beaucoup de collaborateurs de la première heure, finit par payer cher son allégeance au colonisateur. Dans le roman, il est littéralement empoisonné par d’anciens alliés devenus résistants de la dernière heure. Après sa mort, la famille est déchue: la demeure tombe en ruine, les domestiques s’enfuient, et la grand-mère doit survivre tant bien que mal grâce à une maigre pension versée par la France aux anciens supplétifs. Cette chute brutale illustre le renversement des fortunes au tournant de l’indépendance. Elle explique aussi, en creux, le caractère aigri et despotique de Maman-du-bled dans la période où Sami la connaît: autrefois châtelaine comblée, elle vit désormais dans le ressassement d’un passé révolu.
L’Histoire enfouie
En intégrant cette dimension historique, Binebine donne une profondeur essentielle à son récit familial. Il montre comment le passé des grands-parents ou des arrière-grands-parents continue de hanter les générations suivantes. C’est le vrai thème de «La nuit nous emportera», celui d’un passé secret qui accompagne l’atmosphère dans laquelle grandit le narrateur, tout comme les contes et légendes que lui transmettent ses aînés. L’écrivain, avec subtilité, transforme ainsi l’histoire singulière en une fresque plus universelle sur la transmission et le poids de l’Histoire: la présence souterraine d’un passé enfoui, transmis autant par les silences que par les aînés.
Sur l’auteur
«La nuit nous emportera» s’inscrit dans une continuité littéraire avec «Le Fou du roi» (Stock, 2017), autre grand texte autobiographique de Mahi Binebine qui explore l’ambiguïté de la figure du père. Ensemble, les deux récits forment une fresque familiale poignante et politique.
L’œuvre romanesque de Binebine, traduite en plusieurs langues, s’attache à explorer les fractures sociales, les tragédies intimes et les blessures politiques du Maroc contemporain. Parmi ses livres les plus marquants figurent «Cannibales» (Fayard, 1999), «Les étoiles de Sidi Moumen» (Flammarion, 2010), qui a inspiré le film «Les chevaux de Dieu» de Nabil Ayouch, et «Rue du pardon» (Stock, 2019). Avec «La nuit nous emportera», il signe un roman à la fois complémentaire et autonome, qui prolonge son travail de mémoire familiale.
«La nuit nous emportera», de Mahi Binebine, 192 pages. Éditions Robert Laffont/Le Fennec, 2025. Prix public au Maroc: éditons Robert Laffont 250 DHS; éditions Le Fennec 100 DHS.