«La question du Sahara - Aux origines d’une invention coloniale (1884-1975)», de Rahal Boubrik (éd. La Croisée des chemins, 1ère édition 2023, réédité en 2025), se présente comme un essai historique fouillé et percutant qui renouvelle la compréhension d’un conflit ancien et toujours d’actualité. Rédigé dans un style accessible, tout en conservant une grande rigueur académique, l’ouvrage plonge au cœur de la période coloniale pour en extraire les éléments fondateurs de la question saharienne. L’auteur y expose avec clarté ses trouvailles et ses arguments: le Sahara dit «occidental» tel qu’on le connaît aujourd’hui est le résultat d’un long processus colonial de partition du Maroc et de manipulation identitaire, plutôt que l’expression d’une identité politique autochtone séculaire. L’approche se centre sur la déconstruction du récit colonial ayant abouti à la situation actuelle.
S’appuyant sur des archives françaises et espagnoles inédites, l’auteur retrace près d’un siècle d’histoire pour démontrer comment la «question du Sahara» a été artificiellement créée par les puissances coloniales européennes. Il précise d’emblée que son livre «retrace le processus d’invention d’un territoire par la colonisation, invention qui est d’ailleurs reconnue par les États coloniaux eux-mêmes». Une progression essentiellement chronologique, couvrant la période qui s’étend de 1884 (date symbolique correspondant à l’installation des premières expéditions coloniales européennes dans la région saharienne) jusqu’en 1975 (année du retrait espagnol du Sahara occidental et de sa rétrocession au Maroc). À travers sept à huit décennies d’histoire, Boubrik met en évidence les étapes de ce qu’il nomme «l’invention coloniale» du Sahara dit «occidental», c’est-à-dire la fabrication progressive, par les puissances occupantes, d’un territoire distinct et d’une identité politique séparée au sud du Maroc.
Colonisation et morcellement d’un territoire
Un premier grand thème qui se dégage est celui de la colonisation et de ses effets sur le découpage territorial. L’auteur démontre comment la présence coloniale franco-espagnole a littéralement morcelé le Maroc historique, en particulier ses zones sahariennes méridionales. En ressort le caractère «artificiel et étranger», dit l’auteur, des frontières tracées au début du 20ème siècle. Ces lignes arbitraires, négociées entre puissances européennes, ont «coupé le Sahara de la carte du Maroc», séparant des régions et des tribus qui jusque-là faisaient partie du même ensemble politique et culturel.
Ce thème du territoire morcelé est étroitement lié, dans l’ouvrage, à la notion d’«invention coloniale» mise en avant dans le sous-titre du livre. Boubrik considère en effet que le «Sahara occidental» en tant que territoire séparé n’est pas une réalité ancestrale, mais bien une «construction coloniale». Il retrace «le processus d’invention d’un territoire par la colonisation», un processus graduel et concerté. Ce processus passe par la mise en place de «frontières inédites»: non seulement la frontière nord du Sahara (avec le Maroc dit utile) et la frontière est (avec l’Algérie française), mais aussi la démarcation interne entre différentes portions du désert attribuées à telle ou telle puissance. L’auteur montre que ces découpages répondaient avant tout aux rivalités impériales du moment. Les considérations géostratégiques prenaient le pas sur les réalités du terrain: ainsi la France tenait à sécuriser une ceinture saharienne contrôlée du Maroc à la Tunisie pour protéger l’Algérie, tandis que l’Espagne cherchait à élargir sa zone d’influence depuis le littoral atlantique vers l’intérieur, quitte à empiéter sur des territoires historiquement marocains.
Boubrik illustre comment les conventions coloniales (Paris 1900, Paris 1904, Madrid 1912) ont figé sur le papier ces partages, officialisant l’existence d’un «Sahara occidental» distinct du Maroc. Il note que le terme même de «Sahara occidental» apparaît dans les écrits des premiers explorateurs et administrateurs pour désigner la portion du désert entre l’Oued Noun (sud du Maroc) et le Río de Oro. Cette terminologie, reprise par la suite dans les documents officiels, consacre l’idée que cette zone forme une entité spécifique, alors qu’aux yeux des habitants autochtones, il s’agissait simplement du prolongement méridional du pays. En ce sens, l’histoire, écrit-il, témoigne que le Sahara dit occidental a été «sectionné de ses frontières authentiques et historiques» selon les intérêts du moment.

Un aspect marquant de ce thème est la prise de conscience tardive par les populations locales de ces nouveaux découpages. L’essai souligne que dans un premier temps, les tribus sahariennes n’ont pas perçu (ni accepté) ces frontières imposées. La mobilité traditionnelle persistait, et l’autorité du Sultan du Maroc continuait d’être ressentie, en particulier via les représentants religieux ou caïds nommés par lui. Cependant, au fil des années, la présence administrative française et espagnole s’est renforcée: postes militaires, bureaux des affaires indigènes, missions chrétiennes, etc., ont progressivement matérialisé la domination coloniale sur le terrain. Le Sahara a été intégré de force aux empires coloniaux: une partie rattachée à l’Algérie française (les confins du Tindouf, Béchar, Touat…), une autre formant la colonie du Sahara espagnol. Cette intégration coloniale s’est accompagnée d’une exploitation économique (mines, agriculture oasienne, pêche côtière) et d’une marginalisation des autochtones dans la prise de décision.
Identité saharienne et construction politique
Un deuxième thème majeur de l’ouvrage est celui de l’identité, plus précisément la question de l’existence (ou de la construction) d’une identité nationale sahraouie distincte de l’identité marocaine. Rahal Boubrik aborde ce sujet en montrant comment l’idée d’un «peuple sahraoui» distinct a émergé en grande partie sous l’effet de politiques coloniales délibérées.
Selon l’auteur, jusqu’au milieu du 20ème siècle, les habitants du Sahara marocain ne se concevaient pas comme un peuple séparé. Ils étaient des tribus arabes ou berbères (Réguibat, Tekna, Oulad Delim, etc.) insérées dans la mouvance sociopolitique du Maroc précolonial, avec leurs spécificités locales certes, mais aussi avec des liens d’allégeance, de culture et de religion communs avec le reste du pays. Boubrik rappelle, par exemple, que les chefs religieux sahariens comme Cheikh Maa El Aïnine ou Cheikh Bayrouk entretenaient des relations étroites avec le sultan, et que nombre de tribus sahariennes payaient la zakat (aumône légale) au Makhzen ou envoyaient des délégués à la cour royale pour prêter allégeance aux sultans. Cette mémoire historique de l’unité marocaine – qui perdure dans la tradition orale et les archives – témoigne d’une continuité identitaire entre le Maroc et son Sahara.
Boubrik souligne que la rupture identitaire va être encouragée par les autorités coloniales, surtout espagnoles, lorsque celles-ci réaliseront que le Maroc indépendant réclame le retour du Sahara. À partir de la fin des années 1950, l’Espagne change de stratégie: ne pouvant plus s’appuyer sur la fiction du Sahara comme simple «province espagnole» (Franco avait tenté en 1958 d’intégrer formellement le Sahara à l’Espagne métropolitaine par décret), elle amorce la création d’un «nationalisme sahraoui» de toutes pièces. Boubrik décrit précisément ce processus de manipulation identitaire: il passe par la promotion d’élites locales favorables à Madrid, par l’éducation des jeunes dans un esprit séparé du Maroc, et par l’encouragement de l’expression d’une conscience politique propre aux Sahraouis.
L’auteur qualifie de «politique d’invention d’un peuple» la démarche espagnole. Celle-ci s’articule autour de plusieurs éléments. D’abord, l’Espagne cherche à «cristalliser un sentiment national» en instituant des organes représentatifs locaux: la Jemaa (Assemblée saharienne) est mise en place en 1967, conférant une illusion d’autonomie à des notables tribaux cooptés. Puis, un «parti politique indigène» est créé en 1974 (le PUNS), pour afficher l’existence d’une volonté politique sahraouie distincte, quoique sous contrôle. Parallèlement, l’administration espagnole entreprend de «mettre en avant une identité culturelle sahraouie»: folklore local, dialecte hassanya, traditions bédouines, tout est mis en exergue pour souligner la différence avec la culture marocaine du nord. Boubrik note que cette instrumentalisation de la culture vise à faire naître un sentiment d’appartenance spécifique chez les Sahraouis, détaché de leur héritage marocain.
Boubrik insiste sur le caractère factice de cette construction identitaire. Il parle de «prétendu ‘peuple sahraoui’» et de «pseudo État» à créer, soulignant ainsi que ces notions ne sont pas le produit d’une longue histoire propre, mais bien d’une ingénierie politique coloniale. Pour autant, l’auteur n’ignore pas que cette idée d’une identité sahraouie a fini par prendre corps. À force d’être martelée et encouragée, d’abord par l’Espagne puis par l’Algérie et le Polisario après 1975, elle s’est enracinée chez une partie de la population locale et des descendants de réfugiés sahraouis. Boubrik la qualifie d’héritage direct du colonialisme, un «prolongement du projet colonial» récupéré par d’autres acteurs, plutôt que d’expression authentique d’un particularisme ancien.
En filigrane, l’ouvrage pose une question fondamentale: qui sont les Sahraouis? Sont-ils avant tout des Marocains du sud ayant été séparés de la mère-patrie, ou bien forment-ils une nation à part? La vérité historique penche pour la première réponse, documents historiques à l’appui, mais l’auteur explicite comment la seconde réponse a été progressivement construite dans l’imaginaire collectif, au point de devenir une force politique avec laquelle il faut compter.
Enjeux politiques et géopolitiques
Le troisième grand axe thématique de «La question du Sahara» concerne les enjeux politiques et géopolitiques du conflit, tels qu’ils se dessinent à la lumière de l’histoire présentée. Boubrik montre que la question du Sahara a toujours été, dès l’origine, un enjeu dépassant le simple cadre local. Elle est le produit de rivalités de puissances, d’intérêts stratégiques et économiques, qui ont évolué au fil du temps.
Au stade de la colonisation, les enjeux géopolitiques étaient ceux des empires européens. L’auteur souligne le rôle de la France, qui voyait dans le contrôle du Sahara un élément crucial pour sécuriser son empire d’Afrique du Nord et de l’Ouest. La découverte de ressources minières (comme le phosphate à Bou Craa, identifié dans les années 1940) et l’intérêt pour les côtes poissonneuses de l’Atlantique ont ajouté une dimension économique à l’appétit des colonisateurs. De son côté, l’Espagne tenait au Sahara pour maintenir son statut international et pour disposer d’une base stratégique sur l’Atlantique, face aux îles Canaries. Boubrik détaille comment ces intérêts ont été négociés et parfois affrontés: par exemple, la crainte d’une incursion allemande (après la visite de l’empereur Guillaume II d’Allemagne à Tanger en 1905) a rapproché Paris et Madrid dans leur entente de 1912, tandis que plus tard l’isolement de l’Espagne franquiste après 1945 a modifié le rapport de force diplomatique, l’ONU faisant pression pour la décolonisation.
Après les indépendances, le centre de gravité géopolitique du dossier se déplace vers le Maghreb et la scène internationale onusienne. Boubrik consacre des développements à la rivalité maroco-algérienne, qu’il analyse comme un prolongement des enjeux coloniaux. Il montre qu’alors que l’Espagne commençait à renoncer à son projet saharien vers 1974-1975 (après avoir constaté l’échec de sa politique d’identification nationale sahraouie face à la détermination marocaine), c’est l’Algérie qui a pris le relais de la contestation de la souveraineté marocaine. L’auteur explicite les motivations de l’Algérie de Houari Boumediene: volonté d’accès stratégique à l’océan Atlantique, doctrine de soutien aux mouvements de libération nationale durant la Guerre froide, et surtout désir de contrer l’influence du Maroc dans la région. Il rappelle la collaboration active entre Alger et Madrid dans les années 1970 pour bloquer les visées marocaines, collaboration allant d’une ligne commune dans les forums internationaux à une coordination sur le terrain entre les autorités espagnoles et les officiers algériens stationnés à Tindouf (à la frontière du Sahara).
Boubrik n’hésite pas à qualifier l’entreprise algérienne de «projet colonial» au second degré. Selon lui, l’Algérie indépendante a, en quelque sorte, repris à son compte le schéma pensé par l’Espagne: créer un État séparatiste au Sahara pour affaiblir le Maroc. Il mentionne, archives à l’appui, comment Alger s’est engagé militairement aux côtés du Polisario dès 1975-1976 (affrontements d’Amgala où l’armée marocaine captura des soldats algériens en janvier 1976, dont l’actuel chef d’état-major Saïd Chengriha). Cet engagement direct a conféré une dimension internationale plus lourde au conflit du Sahara, le faisant basculer dans la logique de la Guerre froide (avec un Maroc soutenu par les États-Unis et la France, et un Polisario soutenu par l’Algérie, elle-même appuyée un temps par l’Union soviétique et Cuba). Ainsi, ce qui au départ était une manœuvre coloniale européenne est devenu un conflit régional ancré dans les dynamiques postcoloniales et idéologiques de la fin du 20ème siècle.
L’ouvrage de Boubrik met également en avant les enjeux diplomatiques liés à la question saharienne. Il rappelle le rôle de l’ONU et de l’OUA (Organisation de l’unité africaine) dans le traitement du dossier depuis les années 1960. Boubrik montre comment le Maroc a constamment tenté de faire valoir que l’autodétermination ne s’opposait pas à la restitution d’un territoire qui lui avait été arraché de force, tandis que ses adversaires présentaient la situation comme un cas classique de décolonisation inachevée où le peuple sahraoui devait choisir librement son destin. Derrière ces joutes diplomatiques se profilent, comme l’illustre l’auteur, les intérêts stratégiques des grandes puissances: la France soutient traditionnellement le Maroc (héritage des accords postcoloniaux et intérêt pour la stabilité régionale), l’Espagne post-franquiste oscille, mais finit par privilégier ses relations avec Rabat, l’Algérie mobilise le bloc afro-asiatique en faveur du Polisario durant les années 1980, etc. Boubrik ne s’étend pas outre mesure sur la période post-1975 (son étude s’arrêtant à cette date symbolique), mais les dernières pages suggèrent clairement que ces enjeux géopolitiques perdurent jusqu’à nos jours.
En traitant ce volet géopolitique, Boubrik amène le lecteur à réaliser que la question du Sahara a toujours dépassé la simple question d’un bout de désert. C’est un miroir des luttes de pouvoir de chaque époque: impérialismes du XIXème siècle, mouvements d’indépendance du 20ème, rivalités intermaghrébines et calculs des grandes puissances. Ainsi, l’essai replace habilement le conflit du Sahara dans un contexte plus large, soulignant que pour le comprendre pleinement, il faut intégrer cette dimension géopolitique à long terme en plus des considérations historiques et identitaires.
Sur l’auteur
Rahal Boubrik est un universitaire marocain, anthropologue et historien de formation, spécialiste des sociétés du Sahara occidental et de la région saharienne. Professeur-chercheur à l’Institut des Études africaines de l’Université Mohammed V de Rabat, il dirige également la Revue africaine des sciences humaines et sociales et a auparavant dirigé le Centre d’études sahariennes de cette université (2011-2017). Ses travaux portent sur le religieux, le politique et les structures sociales en milieu saharien, et il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la société sahraouie, notamment «De la tente à la ville. La société sahraouie et la fin du nomadisme» (La Croisée des chemins, 2017).
«La question du Sahara - Aux origines d’une invention coloniale (1884-1975)», de Rahal Boubrik, 308 pages. Éditions La Croisée des chemins, 1ère édition 2023, réédité en 2025. Prix public au Maroc: 120 DH.