Billet littéraire KS. Ep 42. «Le triomphe des imbéciles», de Samir Kacimi, ou la fable acide d’une Algérie en apnée

L'écrivain algérien Samir Kacimi.

Sous ses airs de farce extravagante, ce roman épique est avant tout une féroce dénonciation politique du régime algérien et un portrait d’une société hébétée par le despotisme rampant. Une mystérieuse épidémie frappe le pays et voilà que tous les habitants, du plus puissant au plus humble, perdent soudainement la capacité de lire et d’écrire. Face à ce désastre, une question absurde se pose: «Qui faudra-t-il hisser au pouvoir pour les gouverner?»

Le 11/04/2025 à 10h32

Publié en 2024 chez Actes Sud/Sindbad (dans une traduction de l’arabe par Lotfi Nia), «Le Triomphe des imbéciles» est un pamphlet politique au vitriol sur l’Algérie contemporaine. Imaginez un pays où le chef d’État est qualifié de «Président Sauveur», et où un «Historien officiel» - le seul autorisé - réécrit l’histoire en dix mille pages sous la dictée du pouvoir. La vérité n’a plus cours; un personnage cynique l’admet sans ambages: «nous n’avons que faire de la vérité… ce dont nous avons besoin, c’est d’une illusion plus grande».

Le roman a beau relever de la fable, il fourmille de clins d’œil historiques et sociologiques que tout lecteur familier de l’Algérie reconnaîtra. Le président grabataire accroché au pouvoir pendant des lustres, la «Révolution du sacro-saint Hirak» opportunément récupérée par un général putschiste, les références à la «Nouvelle Algérie» qui n’a de nouveau que le nom… Autant d’éléments qui renvoient clairement aux événements récents qu’a connus le pays. Avec, dans ce récit, un chef d’État à vie que tout le monde flatte et redoute, et qui se croit intouchable. Son sobriquet de «très jeune chef nonagénaire» est une pique mordante envers ces dirigeants octogénaires qui s’accrochent au pouvoir… tout en proclamant l’avenir radieux du pays.

L’esthétique de l’absurde

Le régime fictif est peuplé de figures archétypales du pouvoir corrompu. Djamel Hamidi, le président infatué lui-même, est décrit comme un «despote impotent» cloué sur un fauteuil roulant. Difficile de ne pas y voir une parodie d’un chef d’État vieilli et isolé, l’ex-président Bouteflika dans ses dernières années. Son principal opposant, surnommé «l’Homme-aux-Nombreuses-Médailles», incarne le militaire ambitieux avide de pouvoir, orchestrant dans l’ombre une «fausse révolution» pour s’emparer du trône. De là à identifier le colonel intrigant en la personne de Gaïd Salah, qui devient dans le récit «l’Homme-minuscule». Dans ce pays loufoque et pas si imaginaire que cela, le peuple ne «cherche pas un président qui règle ses problèmes, mais simplement un homme qui lui donne l’illusion de détenir la solution».

Le roman donne à voir une galerie de personnages pittoresques, chacun représentant une facette de la décadence ambiante. Il y a l’intellectuel arriviste prêt à tout pour plaire aux dirigeants -tel ce sculpteur qui, après la révolution de palais, modifie servilement les statues du président déchu en leur ajoutant une double bosse, afin de les recycler à l’effigie du nouveau maître. Il y a aussi l’imposteur médiatique, comme Dalila Guendriche, une écrivaine virtuelle inventée de toutes pièces pour manipuler les foules sur les réseaux sociaux. «Plus ce qu’on publiait était mauvais», explique-t-on, «plus on avait de chances d’être accepté dans cette armée de cinq mille imbéciles sur les réseaux».

Kacimi n’épargne personne dans cette comédie algérienne grinçante: ni les gouvernants hypocrites, ni les courtisans véreux, ni même le peuple dans son apathie. Lors d’une scène emblématique, le directeur de la police du régime confie sa «recette» du maintien de l’ordre: opprimer juste ce qu’il faut pour tuer l’esprit critique, mais pas trop pour éviter une révolution. Et si révolution il y a, elle sera «toujours bancale, sans tête ni vie, renversant un système corrompu pour le remplacer par un autre encore pire».

De fait, dans «Le Triomphe des imbéciles», lorsque le régime en place s’effondre, c’est un escroc grotesque -Salem, dit «Le Chameau», bossu évadé de prison- qui est hissé au sommet de l’État par les militaires, sous prétexte qu’il est le seul encore capable de lire après l’épidémie.

Avec le voleur promu président, la présence dans le roman d’une ancienne prostituée propulsée ministre (Aïcha Larelaxe) renvoie aux scandales de corruption et aux promotions ubuesques qui ont ponctué la vie politique en Algérie, où l’on a vu des personnages improbables accéder à de hautes fonctions.

Miroir grossissant de l’Algérie contemporaine

«La Capitale» est une métaphore transparente de la véritable Alger, avec ses lieux emblématiques (la Grande Poste, le palais d’El Mouradia, rebaptisé «Palais des illusions», etc.) et son histoire tourmentée depuis l’indépendance.

Le roman montre comment un régime fabrique une réalité alternative et comment cette illusion finit par contaminer toute la société. Il offre également une radiographie sociale du pays, brossant le portrait d’une population à la fois victime et actrice de son malheur. Les habitants du quartier populaire de Duc-des-Cars -double littéraire d’un faubourg réel d’Alger- incarnent le petit peuple marginalisé, d’ordinaire muet et invisible. Kacimi s’attache à ces «sans voix» qu’il dépeint tantôt avec tendresse, tantôt avec une cruauté lucide. Au début du roman, ces personnages vivent dans une sorte de torpeur quotidienne: «Une vie répétitive, le même jour qui recommence chaque jour, sans jamais lire ni penser, par crainte du pouvoir.» Ils ne sortent de leur léthargie que lorsqu’ils reçoivent l’ordre d’aller se rassembler devant la Poste. Un événement extraordinaire pour ceux qui n’avaient rien fait d’autre depuis trente ans que d’éviter tout problème. Cette apathie forcée fait bien sûr écho à la dépolitisation de la société algérienne sous l’effet de la répression et de la peur. L’auteur souligne combien, dans cette dictature, le peuple est façonné «comme le boulanger façonne sa pâte». Ici, la pâte a levé au four de la bêtise: le peuple finit par devenir à l’image des dirigeants, une «armée d’imbéciles» crasseuse et crédule.

En même temps, Kacimi n’oublie jamais l’humanité de ces petites gens qu’il tourne en dérision. Derrière l’outrance comique pointe un constat amer sur la condition populaire. Si le peuple est ignorant, c’est qu’on l’a maintenu dans l’ignorance. Si les citoyens sont «imbéciles», c’est que le régime a tout fait pour les abrutir -école sinistrée, médias aux ordres, culture bâillonnée. Le choix même de priver soudain tout le monde de lecture de l’Histoire est un coup de massue: un peuple sans langage est un peuple sans esprit critique, donc complètement à la merci du pouvoir. Mais l’ironie veut que ce stratagème se retourne aussi contre les tyrans eux-mêmes. «Après tout, si plus personne ne sait lire, comment les dictateurs feront-ils pour écrire l’Histoire à leur avantage?», se demande malicieusement le roman.

La farce le dispute alors au tragique: même l’opportunité d’un renouveau est sabotée, confirmant que la bêtise collective triomphe à chaque fois. La prétendue révolution menée par l’Homme-aux-Nombreuses-Médailles n’est qu’un changement de décor dans le théâtre du pouvoir, qui laisse le système intact.

Briser le cercle infernal du ridicule

On rit souvent, mais d’un rire jaune, tant les situations absurdes renvoient à des drames bien réels. L’auteur cite un proverbe arabe: «Trop de malheur pousse au rire». La satire devient une forme de résistance face à la folie du système.

Sous la plume caustique, l’Algérie apparaît comme une satire d’elle-même, une vaste comédie tragique où chacun -gouvernants et gouvernés- porte sa part d’ombre. Mais cette diatribe politique grinçante n’est pas qu’un constat fataliste. C’est aussi, en creux, un appel à briser le cycle infernal de l’irrationnel qui gangrène le pays. En exposant sans concession le ridicule des puissants et la passivité coupable du peuple algérien, Kacimi invite ce dernier à ouvrir les yeux. Son roman, aussi drôle que désespéré, redonne voix à l’intelligence critique. Il rappelle que les «imbéciles» ne triomphent que là où la raison abdique. Au lecteur alors d’en tirer la leçon et, peut-être, l’envie de résister, par le savoir, l’humour et la lucidité, à la complaisance et à l’illusion mortifère. Un conte satirique accessible et drôle en surface, mais d’une remarquable profondeur critique, où le rire jaune masque une désespérance bien réelle.

Samir Kacimi est né en 1974 à Alger, où il réside actuellement. Titulaire d’un diplôme en droit, il a exercé la profession d’avocat avant de se tourner vers le journalisme et la littérature en langue arabe. Il a débuté sa carrière littéraire en publiant son premier roman, «Déclaration de perte», à la fin des années 2000. Depuis, il a écrit plusieurs romans en arabe, dont «Un jour idéal pour mourir», présélectionné en 2009 pour le Booker Prize arabe. Son œuvre «L’amour au tournant» a été traduite en français et publiée chez Seuil en 2017. Son style distinctif et son approche critique lui ont valu une reconnaissance internationale, faisant de lui l’une des voix marquantes de sa génération.

«Le triomphe des imbéciles», de Samir Kacimi, 304 pages. Éditions Actes Sud/Sindbad, 2024. Traduit de l’arabe par Lotfi Nia. Prix public au Maroc: 300 DH.

Par Karim Serraj
Le 11/04/2025 à 10h32