Mourir pour Kiev?

Fouad Laroui.

ChroniqueJe ne dis pas que les Russes ont eu raison d’envahir l’Ukraine. Je dis qu’on n’a pas le droit de les condamner si l’on n’a pas d’abord entendu leur version des faits, c’est-à-dire leur récit.

Le 12/03/2025 à 11h57

Le journal Le Monde a publié, dans son édition datée du 9/10 mars, un article intitulé «Les médias Bolloré défendent ouvertement la Russie». Une page entière est consacrée à la dénonciation de ce supposé tropisme russe de la chaîne de télévision CNews et de la maison d’édition Fayard, toutes deux contrôlées par le milliardaire breton Vincent Bolloré.

Il y a quelque chose d’extraordinaire dans cette attaque. Le Monde ne cesse de donner des leçons -en particulier à notre pays- au sujet des libertés d’opinion et d’expression, mais il semble que ces libertés s’arrêtent là où commence le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine. Là, il faudrait faire front commun contre l’ours moscovite, chargé de tous les péchés du monde. Il faudrait étouffer toute voix qui exprimerait une opinion dissidente.

D’ailleurs, quelle fut la première décision prise par les pays européens après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022? Ce fut de bannir la chaîne Russia Today du sol européen. La raison? RT diffusait, nous dit-on, la propagande du Kremlin. Très bien. Mais à ce compte, il faudrait interdire tous les médias, vu qu’ils ont tous une ligne politique -et donc font de la propagande aux yeux de leurs adversaires.

La question dépasse le cas Russia Today. Il s’agit plus généralement du récit russe, qui disparut complètement en Europe en février 2022. Il réapparaît aujourd’hui, petit à petit, pour la simple raison que l’homme le plus puissant du monde, le président des États-Unis d’Amérique, a rappelé ce qu’on avait fait semblant d’oublier: dans tout conflit, il y a deux récits.

Le récit ukrainien a été abondamment relayé. Le voici: le 24 février 2022, Vladimir Poutine a lancé ses troupes vers Kiev pour reconquérir l’Ukraine, qui s’était détachée de l’Union soviétique en 1991. Cette attaque, injustifiable, faisait d’ailleurs partie d’un plan plus vaste qui comprenait la conquête ultérieure de la Moldavie, de la Pologne, des pays baltes, etc.

Et le récit russe?

Commençons par un fait incontestable: le 21 février 2019, les dirigeants ukrainiens ont modifié la Constitution de leur pays. L’adhésion à l’Otan est désormais inscrite dans la Loi fondamentale, en toutes lettres, en tant qu’objectif à atteindre.

Or, disent les Russes, l’Otan est une coalition d’États dirigée contre nous. La véritable agression, ce sont donc les dirigeants ukrainiens qui l’ont commise en annonçant leur future adhésion. Si ça s’était concrétisé, il y aurait eu une base de l’Otan (avec des soldats américains, anglais, allemands (!)…) à Marioupol, à quelques kilomètres de notre frontière. Pire: notre flotte militaire, tout entière basée à Sébastopol, aurait pu être coulée en quelques minutes si l’Otan avait installé une base en face, à Odessa. Dès son adhésion -qui pouvait se produire d’un jour à l’autre-, l’Ukraine aurait été protégée par les autres membres, y compris les États-Unis et leur arsenal nucléaire, et nous n’aurions plus pu agir. Nous étions donc obligés d’intervenir avant que cette catastrophe géostratégique ne se réalise.

Soyons clair: je ne dis pas que les Russes ont eu raison d’envahir l’Ukraine. Je dis qu’on n’a pas le droit de les condamner si l’on n’a pas d’abord entendu leur version des faits, c’est-à-dire leur récit. Or leur récit a été tout simplement interdit en Europe -le continent de la liberté d’expression… Et c’est pourquoi l’opinion publique européenne, désinformée, semble accepter qu’on s’achemine vers la guerre avec la Russie, une guerre qui pourrait déboucher sur un cataclysme nucléaire -et nous anéantir, nous aussi, alors que nous n’avons rien à voir avec cette affaire. Un Marocain doit-il mourir pour Kiev? Et si les Européens avaient eu le même accès au récit russe qu’au récit ukrainien, seraient-ils prêts à périr pour Zelensky?

Au lieu d’attaquer les médias Bolloré, Le Monde ferait mieux de publier, sur une double page, le récit ukrainien à gauche et le récit russe à droite. Tous les médias devraient d’ailleurs faire de même. Et ce n’est qu’ensuite qu’on demanderait aux gens leur avis.

Ça s’appelle la démocratie, chers confrères.

Par Fouad Laroui
Le 12/03/2025 à 11h57