Il y a un critère infaillible pour faire la différence entre un bon et un mauvais reporter: c’est l’importance qu’ils donnent aux élucubrations des chauffeurs de taxi.
Je me souviens d’un reportage sur le Maroc effectué par une oie blanche qui sévissait dans une feuille de chantage parisienne à l’époque où la République n’avait pas encore été touchée par la grâce et n’avait pas compris que l’Empire chérifien était le contemporain capital sur le continent. La donzelle -on la nomme Perrine?- était montée dans un taxi à l’aéroport de Marrakech et ne l’avait plus quitté, semble-t-il. Séduite par le bagout et l’œil de braise du chauffeur -on dit Abdelmoula?-, elle avait bu ses paroles et son thé à la menthe -il l’avait emmenée chez ses parents, «c’était pour rencontrer les autochtones»- et avait recraché tout ça dans son reportage. Elle reconnaissait benoîtement que son informateur principal exerçait la noble profession de brûleur de feux rouges et d’écraseur de piétons.
Ledit Abdelmoula était assombri par ses multiples échecs. Sans brevet ni diplôme, recalé à tous les concours, il en avait tiré la seule conclusion possible: s’il ne réussissait à rien, ce n’était pas sa faute mais celle de l’État, du gouvernement, du wali, du cheikh, des riches, des bourgeois, des wled la missiou, des gendarmes et des filles en minijupe. Pas encombré par la moindre parcelle de savoir, il dissertait sur l’argent du peuple qui partait on ne sait où (tout automobiliste qu’il était, il n’avait pas l’air de remarquer qu’on construisait des routes et des autoroutes partout, sans même parler des ports, des aéroports, des universités, des hôpitaux, des stades…). Perrine notait fiévreusement sur son petit calepin rose.
Abdelmoula n’avait jamais entendu parler d’Adam Smith, de Ricardo, de Keynes, de Schumpeter ou de Friedman, mais il expliqua gravement comment il aurait, lui, géré l’économie du pays grâce à deux instruments de politique monétaire et budgétaire qui sont d’une efficacité redoutable: «y a qu’a…» et «faut qu’on…».
«Et ainsi, le monde fera connaissance avec le vrai Maroc, et non avec une divagation ponctuée de coups de klaxon et d’injures diverses. »
Perrine, pâmée, en oublia d’aller interviewer les ministres de l’Économie, du Budget, des Finances, de l’Investissement. À quoi bon, d’ailleurs? Abdelmoula avait tout dit.
Je lus avec stupeur le reportage de Perrine, publié sans vergogne par un rédac’ chef confit dans le cognac. Je n’y reconnaissais rien du pays dans lequel j’avais grandi.
Ce pays, justement, se dirige vers un rendez-vous planétaire en 2030. Des millions de touristes vont venir ici. Des milliers d’articles vont être écrits, dans toutes les langues. Comment éviter qu’ils soient du niveau de la nullité pondue par une Perrine sous influence? Notre com’ est trop importante pour être confiée à Abdelmoula et ses confrères chauffeurs de taxi.
Je ne vois qu’une solution: éduquer lesdits chauffeurs de taxi; organiser des sessions de rattrapage, des cours du soir, des retraites studieuses, des week-ends de mise à niveau. Tout devra y passer: l’Histoire millénaire du pays, les sept dynasties impériales, la géographie, l’économie, l’anthropologie, la sociologie, les langues, l’art, la musique…
Vous me direz qu’avec ce programme, nos taximen deviendraient plus cultivés que la plupart de leurs concitoyens. Et alors? Il fut un temps, dans les années 1920, où les chauffeurs de taxi parisiens étaient de nobles Russes blancs exilés par la Révolution bolchévique. Ils étaient parfaitement bien élevés, polyglottes, amateurs d’art et de musique classique.
Le Maroc à l’horizon 2030: si ma proposition est adoptée, ce ne sera pas la première fois dans l’Histoire que les chauffeurs de taxi formeront la partie la plus cultivée de la population…
Et ainsi, le monde fera connaissance avec le vrai Maroc et non avec une divagation ponctuée de coups de klaxon et d’injures diverses.