La fabrication du mouvement séparatiste Polisario, impulsée et soutenue par le régime d’Alger, ne tarda pas à se heurter à un front de contestation à plusieurs niveaux. À l’intérieur même de l’Algérie, certaines voix au sein de l’appareil d’État et de l’élite intellectuelle remirent en question la pertinence de l’engagement algérien dans un conflit qui risquait de s’éterniser et de compromettre la stabilité régionale. À l’extérieur, de nombreux acteurs étatiques, conscients des implications géopolitiques d’un tel projet, exprimèrent leur opposition à la légitimation d’un mouvement dont l’autonomie était largement conditionnée par les calculs stratégiques d’Alger.
Une note confidentielle émanant de l’ambassade de France à Alger, datée du 26 mars 1976, met en lumière à la fois cette radicalisation algérienne et les tensions croissantes qu’elle suscite au sein même du pouvoir d’Alger. Cette dynamique interne provoque une onde d’espoir à Rabat, où l’on entrevoit, peut-être de manière prématurée, les signes d’une fracture au sein du pouvoir algérien susceptible d’ouvrir la voie à un infléchissement diplomatique:
«Parmi les événements qui ont particulièrement retenu l’attention de l’opinion marocaine au cours de ces derniers jours, il convient de noter la crise intérieure du régime algérien, après l’appel lancé par quatre personnages politiques de premier plan: Abbes, Benkhadda, Lahouel et Kheiredine. Le fait, d’une part, que des leaders ou personnages connus tels Mohamed Boudiaf, Sehimi et Ledjaoui s’associent aux critiques lancées contre le président Boumediene, et que, d’autre part, des officiers de l’Armée nationale populaire algérienne (ANPA) désapprouvent le soutien au Polisario, apporte de sérieux motifs d’espoir au Maroc pour une éventuelle reconsidération des prises de position inamicales de l’Algérie à son endroit. En tout cas, la plus large diffusion est réservée à cette situation.» (Note diplomatique émanant de l’ambassade de France à Alger, datée du 26 mars 1976. Archives de La Courneuve, Maroc-Algérie Sahara occidental, 1976, Carton 943)

Le Polisario, un mouvement «créé de toutes pièces par l’Algérie» selon Paris
Le point de vue des sages algériens n’est pas anodin, mais il est fondé sur une connaissance scrupuleuse du dossier du Polisario, comme d’ailleurs le maîtrisaient les diplomates étrangers. Tel est le cas de l’ambassadeur de France à Alger, qui pointe du doigt l’implication directe d’Alger dans la genèse du mouvement. Une note confidentielle émanant du ministère des Affaires étrangères résume ainsi l’origine du «phénomène sahraoui»:
«Créé de toutes pièces par l’Algérie à la veille de l’indépendance du Sahara, le phénomène sahraoui a bénéficié du soutien de ce pays tant sur le terrain que sur la scène internationale; cet appui sans limites différencie ce mouvement révolutionnaire de tous les autres et explique la rapidité de sa croissance.» («Les risques de confrontation militaire entre l’Algérie et le Maroc», Note diplomatique du 16 février 1978, Paris, p. 11. Archives de La Courneuve, Maroc-Algérie Sahara occidental, 1976, Carton 943)
Le lien entre le Polisario et l’Europe a fait l’objet d’un télégramme envoyé par l’ambassadeur de France à Alger, Guy de Commines. Ce dernier tire la sonnette d’alarme sur la propagande du Polisario, qui exécute les ordres et les conseils d’Alger. Sa note souligne que c’est l’Algérie qui conseille et soutient ce mouvement séparatiste et déclare que toute discussion entre neuf pays européens qui ont débattu de la question du Sahara doit être menée dans la plus grande discrétion. De Commines rapporte que:
«À l’occasion de la réunion mensuelle que tiennent à Alger les représentants des Neuf, nous avons été unanimes, aujourd’hui, pour souligner auprès de nos gouvernements l’intérêt qu’il y avait à ce que tout échange de vues entre Européens sur l’affaire du Sahara, que ce soit au niveau des experts ou à des niveaux plus élevés, soit entouré de la plus grande discrétion vis-à-vis de la presse. Il est clair, en effet, comme le montre d’ailleurs l’envoi par le Polisario d’un message aux membres de la communauté, que ce mouvement, conseillé et assisté par l’Algérie, saisira toutes les occasions possibles pour appeler l’attention sur lui, faire poser des questions sur la position de tel ou tel pays et élargir son audience internationale.» («Examen par les Neuf de la question du Sahara», Note diplomatique de Guy de Commines. Archives de La Courneuve, Maroc-Algérie Sahara occidental, 1976, Carton 943)

Sortie de crise par Houari Boumediene et plus tard Chadli Bendjedid
Le dilemme de la diplomatie algérienne est celui d’assurer la défense, les armes, les missions diplomatiques au profit du Polisario, tout en jouant le jeu d’un pays neutre et désintéressé. Alors que le président Boumediene est affaibli par la maladie, le discours officiel algérien temporise: une solution politique au conflit est désormais évoquée, et Alger se déclare disposée à faire des concessions à condition que la médiation soit assurée par une personnalité française d’envergure, mais extérieure aux rouages gouvernementaux. Face à l’intransigeance croissante du Polisario, l’Algérie le somme de «prendre ses responsabilités», dévoilant ainsi la dépendance structurelle du mouvement à son parrain régional.
Les archives diplomatiques françaises, classées «Confidentiel défense», révèlent l’ampleur de cette tentative de sortie de crise. Un document parlant s’intitule: «Médiateur français souhaité par le président Boumediene pour trouver une solution au conflit algéro-marocain».
Alger apparaît comme une entité prisonnière d’un engrenage qu’elle a elle-même enclenché. «Devant une telle situation, le président Boumediene consentirait à engager un processus de règlement honorable de son conflit avec le Maroc et accepterait, après quelques réticences de façade, plusieurs concessions sur des points essentiels de sa politique à l’égard du problème du Sahara ex-espagnol. » (Note secrète non signée. Archives de La Courneuve, Algérie 1962-1982, 2046INVA897)
Deux noms sont évoqués comme médiateurs potentiels: Maurice Couve de Murville et Pierre Mendès France. Le lieu pressenti pour les négociations est Genève, un choix neutre, mais hautement symbolique.

Cette posture prudente, mais révélatrice se retrouve également dans d’autres pièces d’archives couvrant la période 1978-1982, lesquelles mentionnent les propositions de règlement formulées par le successeur de Boumediene, le président Chadli Bendjedid. Ces documents confirment la volonté algérienne, au moins temporaire, d’une désescalade contrôlée, dictée davantage par l’impasse militaire que par un réel désir de paix.
Chadli Bendjedid: l’homme qui a imaginé «lâcher» le Polisario
Ébranlé par les signaux de désengagement progressif envoyés depuis Alger, le Polisario dut affronter, à la fin des années 1970, un tournant politique majeur. Les tentatives du président Houari Boumediene, suivies par celles de son successeur Chadli Bendjedid, en faveur d’une désescalade avec le Maroc et d’une sortie politique au conflit saharien, furent perçues comme un recul stratégique par les cadres du mouvement séparatiste. En quête de nouveaux appuis, le Polisario n’hésita pas à se tourner vers des partenaires idéologiquement éloignés, allant jusqu’à solliciter l’Iran et ses cercles religieux, documentés par les archives françaises (objet de ma prochaine chronique).
La déclaration publique du président Chadli Bendjedid en septembre 1979 marqua une inflexion notable de la doctrine algérienne, semant le doute au sein des séparatistes sur la pérennité du soutien d’Alger. Ce désaveu implicite fut d’autant plus marquant qu’il fut relayé par des canaux diplomatiques. Ainsi, Rachid Messani, diplomate algérien alors en poste à Rabat, rapporta cette déclaration de Chadli Bendjedid à l’ambassadeur de France au Maroc, révélatrice d’un changement d’attitude que l’Algérie s’efforçait encore de contenir dans le langage feutré de la diplomatie.
«Toute solution, y compris le maintien du Sahara dans les frontières marocaines, rencontrerait l’accord de son pays dès lors que le Polisario aurait donné le sien (le président Chadli lui-même en septembre 1979 l’avait laissé entendre, rajoute l’ambassadeur)». Et l’ambassadeur de France à Rabat réplique: «Ce témoignage inattendu m’a paru intéressant à signaler. Je ne peux toutefois oublier qu’il nous était peut-être plus particulièrement destiné». («Entretien avec le chef du service des intérêts algériens». Archives de La Courneuve, 2046 INVA 897, le 21 avril 1979)
Or, cette parenthèse s’est révélée illusoire. Le pouvoir véritable reste aux mains d’un noyau dur de généraux. Ces derniers, retranchés dans les arcanes du Système, observent avec méfiance les ouvertures du nouveau président. La ligne dure tracée par Boumediene vis-à-vis du Sahara occidental a été érigée en doctrine d’État, servant de fondement idéologique à une caste militaire algérienne soucieuse de préserver son autorité, son prestige et, en coulisses, ses privilèges économiques, souvent dissimulés dans des circuits financiers opaques.
Héritiers directs de l’appareil sécuritaire forgé sous Boumediene, ces généraux n’ont ni renoncé à la logique de confrontation régionale ni à l’exploitation stratégique de la question saharienne. Le discours de paix et de piété de Chadli ne constitue, pour eux, qu’un vernis politique, inopérant face aux impératifs de contrôle interne et d’influence extérieure.
Ainsi, dès les premières années du chadlisme, se dessine une dissociation entre l’apparence du pouvoir civil et la permanence du pouvoir militaire: un double régime où la figure présidentielle sert d’écran à une structure opaque, pérennisant les ambitions géopolitiques héritées de la doctrine boumedieniste.
Quarante ans plus tard, les oripeaux de la neutralité algérienne ont volé en éclats. Le Polisario, toujours résolument soutenu militairement, financièrement, médiatiquement et diplomatiquement par Alger, demeure un instrument de projection régionale plus qu’un acteur autonome. Ce qui fut un projet révolutionnaire est devenu une rente stratégique. Pourtant, les fissures d’hier résonnent encore dans les couloirs feutrés du pouvoir algérien. Car la vérité la plus dérangeante, c’est peut-être celle-là: le Sahara dit «occidental» n’a jamais été l’enjeu principal. Il n’était que le théâtre. Le véritable combat se joue à huis clos, entre clans, pour le contrôle d’un pouvoir façonné dans le secret.