En 1964, un certain Antonio Cubillo, avocat né aux îles Canaries, est accueilli à bras ouverts à Alger. Il y résidera pendant vingt longues années. Ce nouveau «protégé» du régime joua un rôle secret dans l’histoire du Sahara dit «occidental». Son objectif affiché: mener des attentats terroristes sur les îles Canaries espagnoles pour obtenir l’indépendance de l’archipel. Mais, en réalité la guérilla qu’il a lancé dans la région a plus à voir avec l’agenda algérien, comme le montrent des analyses rétrospectives de la CIA et de journaux espagnols et américains. Cubillo a servi l’ambition folle du régime d’affaiblir l’Espagne dans le dossier du Sahara après la Marche verte et le projet expansionniste d’un corridor atlantique entre l’Algérie et les îles espagnoles.
Le kit du parfait mercenaire terroriste
Alger lui promet monts et merveilles: «Ben Bella lui répétait sans cesse qu’il ferait de lui un grand homme», rapporte le neveu de Cubillo en 2022 (El Confidential). Le mercenaire canarien dispose d’un passeport algérien et d’une résidence protégée. Boumediene le reçoit à plusieurs reprises. Il fonde à Alger le Mouvement pour l’autodétermination et l’indépendance de l’archipel canarien (MPAIAC), avec l’appui du FLN algérien. Dans cet article du journal El Espanol du 23 avril 1977, citant le journal algérien El Moudjahid du 22 avril 1977, porte-voix du régime, le FLN «insiste sur la nécessité de l’indépendance des îles Canaries»:

Une même ingérence que l’on retrouve dans la question du Sahara et celle du Nord du Mali. Logistiquement, l’Algérie offre à Cubillo une base d’opérations: des locaux pour son parti fantôme ou encore un studio à Radio-Alger pour créer la station de radio La Voz de Canarias Libre, d’où il harangue les Canariens enflammant les esprits contre le «colonialisme espagnol». Cette radio, financée par le régime, a fonctionné jusqu’en janvier 1978. Boumediene admettra ce parrainage en qualifiant Cubillo de «réfugié politique parrainé par le président [Boumediene]» (El Diario en 2020).
Militairement, Alger s’investit dans l’essor de la milice dans la région. Boumediene va créer en 1976 un doublon du Polisario qui s’appellera Fuerzas Armadas Guanches (FAG), la branche militaire du MPAIAC entrainée et armée par ses soins. Plusieurs mercenaires espagnols suivent des stages d’instruction paramilitaire en Algérie. Le plastique Goma-2 utilisé dans les bombes du FAG sera fourni par Alger (Think tank Security2crime en 2021).
Au même moment, il est fait mention dans la presse espagnole de la présence des membres de l’ETA à ces entrainements orchestrés par ce qu’il convient de qualifier de «Mecque du terrorisme». Cet article d’El Espagnol du 10 juin 1976 concerne une centaine de recrues de l’ETA, et sans doute des centaines d’autres sont entrainés en Algérie pendant des années, des séparatistes qui commettront des actes terroristes à leur retour en Espagne:

Boumediene offre à Cubillo une plateforme et une légitimité internationales. En échange ce dernier va servir les desseins de Boumediene dans le grand bras de fer avec le Maroc. Selon El Confidential déjà cité, l’accès à l’Atlantique est au cœur des ambitions algériennes: «Boumediene entend profiter de la position géopolitique des Canaries pour affaiblir l’Espagne (alliée des États-Unis) et gagner une ouverture sur l’Atlantique».
Attentats terroristes du FAG contre l’Espagne et les îles Canaries
Sous la houlette d’Alger, le FAG va mener, après la Marche verte (1975), une campagne d’actions terroristes sanglantes, parallèlement à celles du Polisario perpétrées entre 1976 et 1987 visant les mêmes objectifs: les îles Canaries. Le 1er novembre 1976, une bombe revendiquée par le MPAIAC explose dans les grands magasins Galerias Preciados, à Las Palmas (Grande Canarie), blessant plusieurs passants innocents et causant de graves dégâts matériels. Ce premier attentat a lieu à la date anniversaire du déclenchement de la guerre d’Algérie (1er novembre 1954), portant la signature d’Alger. Cubillo dénonce la «colonisation espagnole» des Canaries et surtout «prône leur arrimage aux pays d’Afrique du Nord» (The Independent, 2013). Décodons: dans cette «Afrique du Nord», l’Algérie contrôlerait les Canaries en y installant un Cubillo biberonné à son régime et redevable à souhait.
Le bilan du FAG grimpe à une trentaine d’attentats à l’explosif ou aux armes, visant principalement des bâtiments officiels, des infrastructures (aéroports, routes) et des symboles de la présence espagnole sur les îles Canaries. Parmi les cibles civiles figurent des magasins, des banques visées et la Sécurité sociale à Santa Cruz de Tenerife, des tirs depuis des voitures anonymes qui touchent des personnalités canariennes.
Le plus meurtrier accident de l’histoire aérienne: 583 morts!
Le 27 mars 1977, un appel du MPAIAC prévient les autorités canariennes qu’une bombe va exploser dans l’aéroport de Gran Canaria, forçant à dérouter tous les vols vers l’autre grand aéroport de l’archipel, Los Rodeos à Tenerife. Hélas, deux Boeing 747 (KLM et Pan American World Airways) entrent en collision sur la piste de Los Rodeos, dans un brouillard épais. Ce choc cataclysmique cause 583 morts, constituant à ce jour la pire catastrophe de l’histoire aérienne (Observatorio terrorismo, 2018 et Cnews, 2024). Le lien de cause à effet entre l’attentat du MPAIAC et cette tragédie a été officiellement établi: un arrêt du Tribunal suprême espagnol en 2014 a rappelé que «la saturation inhabituelle du trafic à Los Rodeos fut causée par l’explosion à l’aéroport de Gando». Autrement dit, sans la bombe de Cubillo à Gran Canaria, les deux avions ne se seraient pas retrouvés à Tenerife en même temps. Antonio Cubillo a toujours nié toute responsabilité morale dans le drame de Los Rodeos, invoquant la «fatalité» dans une interview ubuesque réalisée en 1977 par British Pathe.
Les actions du Polisario contre les Canaries (1976–1987)
En parallèle du MPAIAC, un autre acteur téléguidé par Alger va mener des attaques contre les Canaries: le front Polisario. De nombreux Canariens travaillant dans la mer (marins, pêcheurs, techniciens) se retrouvent pris pour cibles lors d’attaques armées en mer et sur terre qui affectent des intérêts et des civils espagnols, ce que Madrid et les victimes qualifient désormais d’«attentats terroristes» (El Confidential, 2011). Le titre dudit article est éloquent: «Le front Polisario a assassiné et séquestré des dizaines d’Espagnols dans le Sahara».
Le premier épisode meurtrier survient peu après le départ des troupes espagnoles du Sahara. Le 10 janvier 1976, près de la mine de phosphates de Fos Boucraa (à l’est de Laâyoune), deux bombes posées par des commandos du Polisario explosent au passage d’un convoi de travailleurs espagnols. Un ingénieur espagnol, Raimundo Peñalver, est tué sur le coup, et trois autres employés (dont le père de Lucía Jiménez, future présidente d’une association de victimes) sont grièvement blessés. À partir de 1977, les eaux poissonneuses au large du Sahara deviennent le théâtre d’une série d’attaques contre des navires de pêche espagnols, principalement canariens. L’Espagne ayant signé avec le Maroc un accord de pêche autorisant sa flotte à continuer de pêcher dans ces eaux, un porte-parole du Polisario, Hach Ahmed, avertit publiquement le gouvernement espagnol dans El Pais: «Nous ne garantissons pas la vie de ceux qui transitent par le Sahara ou ses eaux traditionnelles».
C’est le signal d’une campagne d’attaques en mer particulièrement traumatisante pour les Canaries. Au total, selon l’Association canarienne des victimes du terrorisme (Acavite), «près de 300 Espagnols ont été assassinés, blessés ou enlevés dans les années 1970-80 par des membres du Front Polisario» (ABC en 2022). Le mode opératoire est souvent le même: des zodiacs du Polisario interceptent les chalutiers espagnols isolés sur le banc de pêche canario-saharien. Parfois les pêcheurs sont enlevés, parfois le bateau est coulé. Plusieurs attaques vont faire des morts. La plus connue est le drame du Cruz del Mar. Le 28 (ou 29) novembre 1978, le bateau avec 10 marins originaires de Lanzarote à bord, est abordé en haute mer par un commando d’une vingtaine d’hommes armés de fusils d’assaut. Après avoir fouillé le navire et s’être fait remettre les objets de valeur, les assaillants ouvrent le feu à bout portant. Sept des dix marins espagnols sont abattus sur le pont, tandis que trois parviennent à échapper au massacre en se jetant à la mer. Le Cruz del Mar est ensuite saboté à l’explosif et coule. Les trois survivants seront recueillis par un autre bateau. Rentrés aux Canaries, ils identifient formellement, photos à l’appui, plusieurs des agresseurs comme étant des Sahraouis liés au Polisario– certains avaient même séjourné aux Canaries en tant que réfugiés politiques avant d’en être expulsés pour activités subversives. La presse espagnole titre alors: «Confirmé: les assassins étaient des Polisarios».

Un autre raid tragique qui démontre la bestialité du Polisario: l’affaire du Mencey de Abona. Le 3 novembre 1980, le bateau parti de Las Palmas avec 17 marins disparaît au large du Sahara. On n’en retrouvera que des traces sinistres: un mois après, le corps ligoté et portant des marques de torture du patron du bateau (Domingo Quintana) est rejeté par la mer, avec une bannière du front Polisario attachée autour de lui en signe de revendication. Des dizaines d’autres incidents se produisent: abordages de navires, échanges de coups de feu, mines dérivantes, etc. Plusieurs bateaux canariens –Santa Ana, Junquito, Las Palomas, etc.– sont ainsi attaqués arbitrairement pour punir l’Espagne de ne pas avoir «donné» le Sahara aux Algériens comme la France l’a fait avec les colonies sahariennes amputées au Maroc. En décembre 1980, pas moins de 36 pêcheurs espagnols étaient retenus en otage par le Polisario, avant d’être libérés via une négociation secrète entre le gouvernement d’Adolfo Suárez et Alger. Le bilan humain de ces violences est lourd. Plus de 200 marins canariens ont été affectés d’une manière ou d’une autre par ces attaques entre 1977 et 1987, et 100 autres civils, policiers, gendarmes (La Provincia, 2018).
Ces chiffres, longtemps passés sous silence, illustrent l’ampleur d’une réalité ignorée: avant que le Royaume du Maroc ne sanctuarise Laâyoune et son Sahara historique, la perspective de partir pêcher dans les eaux sahariennes faisait craindre le pire aux familles insulaires espagnoles.
La prudence de Madrid
Face aux actes du FAG et du Polisario, l’État espagnol a réagi de façon très prudente et souvent discrète. Conscient que s’opposer frontalement au Polisario reviendrait à s’aliéner l’Algérie, Madrid a choisi la voie diplomatique. La Marine espagnole a escorté certains convois de pêche et mené des recherches après coup, mais sans jamais engager l’affrontement direct avec les guérilleros sahraouis. Des canaux secrets furent activés pour négocier la libération d’otages (comme en 1980). Progressivement, à partir de 1984 et surtout après le cessez-le-feu ONU de 1991 entre le Polisario et le Maroc, ces attaques cessèrent complètement. Il n’en reste pas moins que la mémoire de ces années impunies de terreur est restée vive aux Canaries, où les familles des victimes attendront des décennies avant que justice et reconnaissance leur soient accordées (par le gouvernement de Felipe Gonzalez et ensuite celui de Sandro Sanchez qui recevront officiellement les associations des victimes du Polisario).

Ces associations réclament depuis 2018 une reconnaissance officielle de ces victimes du Polisario en tant que «victimes du terrorisme», avec vérité, justice et réparation, équivalente à celle accordée aux victimes d’ETA. Les associations demandent en particulier que l’Algérie, principal appui du Polisario, soit mise face à ses responsabilités pour avoir abrité et armé ce groupe, et que les crimes «de génocide et crimes contre l’humanité» contre les Canariens soient enfin jugés (Europa Press, 2022).
Aujourd’hui que de plus en plus de voix appellent les États-Unis à classer le Polisario comme une organisation terroriste, il faut souligner que les actes terroristes de la milice protégée par le régime d’Alger ont fait des victimes non seulement parmi les populations marocaines, mais également espagnoles. Le sénateur américain Joe Wilson qui appelle avec la plus grande vigueur l’administration Trump à classer le Polisario comme organisation terroriste gagnerait à étayer son argumentaire avec les actes terroristes qui ont ciblé aussi les populations canariennes.
La fin de voyou d’Antonio Cubillo
La fin d’Antonio Cubillo est retracée par la CIA (1978, déclassifié en 2016). Quelques mois avant la mort de son mentor Boumediene, Antonio Cubillo est ciblé le 5 avril 1978 par deux hommes, alors qu’il rentre chez lui, au 14 avenue Pékin. Il pleut sur Alger. Cubillo sort de l’ascenseur dans le hall de son immeuble lorsqu’il est attaqué par les deux individus armés de couteaux de combat. L’un des coups le blesse à l’abdomen au point de l’éviscérer, l’autre lui transperce le dos et sectionne partiellement la colonne vertébrale. Antonio Cubillo, agonisant, mais conscient, parvient à s’en sortir. Mais il restera handicapé à vie, se déplaçant en béquilles puis en fauteuil roulant pendant les 34 années qu’il lui reste à vivre.

Dès le 6 avril, la police algérienne procède à des rafles dans la communauté espagnole d’Alger sur ordre personnel de Boumediene, qui se dit hypocritement «très concerné par l’affaire», après les 300 morts des Canaries et les 583 victimes des deux avions (décompte incluant le Polisario et le FAG). Deux Espagnols sont arrêtés à Alger, jugés à la peine de mort, puis finalement graciés quelques années plus tard par Chadli Bendjedid et rapatriés en Espagne. Ce même rapport note la confusion qui règne alors sur l’identité exacte des commanditaires. Signe que l’opacité entoure encore l’événement, et que plusieurs services secrets (américains, ouest-allemands, etc.) s’y intéressent. D’ailleurs, la presse allemande (Der Spiegel) spéculera sur l’implication possible d’un agent ouest-allemand, Werner Mauss, dans la phase préparatoire de l’attaque, information jamais prouvée, mais révélatrice de l’écho international de l’affaire.
Côté espagnol, en 1985, le gouvernement va signer un accord avec Antonio Cubillo lui permettant de rentrer définitivement en Espagne, où ce dernier reconnait l’autorité de la Constitution espagnole (reconnaissance considérée comme une traitrise par les indépendantistes), et s’engage à abandonner toute lutte armée. En 1990, un procès étonnant s’ouvre à l’Audience nationale de Madrid, et un certain José Luis Espinosa est condamné à 20 ans de prison pour la tentative d’assassinat sur Cubillo perpétrée à Alger. Le jugement établit que des «personnes appartenant aux services policiers espagnols» de l’époque ont bien décidé l’élimination de Cubillo. Il évoque même «une sorte de centrale de haut niveau dirigeant l’opération, dont Espinosa n’était qu’un instrument». En dépit de ces éléments, aucun haut responsable espagnol ne sera jamais inquiété pour l’attentat contre Cubillo. La raison d’État et la prescription des faits finiront par enterrer le dossier. Le terroriste Antonio Cubillo décède le 10 décembre 2012 de mort naturelle.
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