«L’Algérie juive: l’autre moi que je connais si peu», de Hédia Bensahli, a pour projet de «place(r) la judéité au cœur de l’intimité algérienne». Par ces mots, l’auteure qui vit en France a aussi signé son arrêt de mort, symbolique s’entend (mais il lui est déconseillé aujourd’hui de retourner dans son pays natal), cette part refoulée de soi -la présence juive dans l’identité des Algériens- a enfanté dès sa publication une cabale inouïe contre sa personne. Les autorités ont aussi procédé à la saisie de son livre et à l’incompréhensible fermeture de la maison d’édition Franz Fanon, en Algérie, qui avait co-édité l’ouvrage avec les éditions françaises Altaiva.
Hédia Bensahli avait «osé». Quoi? Toucher à la complexité de l’identité algérienne qu’elle dénonce comme lacunaire (mensongère et traumatisée) et ayant invisibilisé une part d’elle-même: l’héritage juif, deux fois millénaire, qui constitue selon l’auteure une part fondamentale de la grande Histoire algérienne et «un héritage culturel des plus féconds» remontant à l’Antiquité et ayant précédé la conquête arabe. «La présence juive en Algérie a souvent été minimisée, même niée dans les discours de tous les vainqueurs», souligne-t-elle. Le livre plonge dans un passé foisonnant qui se cognera, pulvérisé, au vingtième siècle, en 1962, à la prétendue «Révolution» qui traficotera le récit national et niera la part juive de l’Algérie. Une trahison de la communauté juive qui a pourtant existé depuis les migrations puniques, romaines, puis des réfugiés séfarades chassés d’Espagne à la fin du 15ème siècle. Enracinée depuis des lustres, cette communauté dynamique a subitement disparu en à peine neuf ans, entre 1954 à 1963, effacée, supprimée des annales de l’Histoire algérienne. Ses biens ont été également spoliés. Comment? Pourquoi?
La mémoire nationale confisquée
L’ouvrage se déploie en plusieurs chapitres thématiques chronologiques qui parcourent toute l’histoire des juifs d’Algérie. Hédia Bensahli guide le lecteur à travers les époques: les origines antiques et médiévales, la période ottomane, la colonisation française, puis la guerre d’indépendance et ses suites funestes. Cet héritage plurimillénaire se déploie aux côtés des populations amazighes, arabes, ottomanes, européennes (les milliers d’esclaves chrétiens de la piraterie affranchis après leur conversion à l’islam et leur mariage avec des femmes du pays) à tisser le riche tissu culturel algérien.

Cette progression historique est enrichie de récits de vie et d’anecdotes puisés dans des témoignages. L’auteure accorde en effet une place importante aux «petites histoires» -les parcours individuels, les souvenirs familiaux- qu’elle insère dans la grande Histoire, un travail de longue haleine qui lui a pris des années. Elle mobilise les travaux d’historiens reconnus (tels que Charles-Robert Ageron ou Pierre-Jean Le Foll-Luciani) et recueille, pour le 20ème siècle, des témoignages de personnes ayant connu l’époque proche de nous, en Algérie comme en France. Ce patient travail de documentation sert un but clair: réhabiliter une mémoire bafouée et inviter les Algériens à intégrer pleinement toutes les strates de leur histoire nationale, au-delà des amnésies volontaires. Son essai a été salué par la critique pour sa rigueur documentaire et ses apports.
Par exemple, au détour d’un chapitre, le lecteur découvrira la correspondance d’une famille juive de Constantine, ou le récit d’un ancien combattant juif du FLN, autant de vignettes narratives qui incarnent la complexité identitaire dont parle le livre. Ce procédé littéraire donne chair à l’histoire: l’essai purement théorique est traversé de voix et de vécus, ce qui le rend à la fois vivant et émouvant. Une histoire que l’auteure ancre notamment dans le 19ème siècle colonial et l’affaire du décret Crémieux de 1870, lorsque les juifs acceptèrent de se soumettre à la loi et à la justice de la république de France, obtenant la citoyenneté française, tandis que les Algériens musulmans refusèrent. En métropole, «on parlera alors de Français, puis on affublera les juifs algériens de l’identité “pied-noir”», les fondant dans une masse indistincte. Ce qui eut pour effet de «dissoudre» les juifs algériens «dans [les] statistiques coloniales», où ils furent dès lors comptés simplement parmi les «Français d’Algérie».
Le chaos qui allait suivre plongea toute la population de confession juive dans le choix cornélien de suivre la raison et s’exiler, ou de demeurer en Algérie au péril de sa vie. Certains, comme Daniel Timsit ou Pierre Ghenassia, se sont engagés aux côtés du FLN pour l’indépendance, démontrant, soutient l’auteure que «dans ce contexte, l’origine ethnique ou religieuse importait moins que la lutte pour la liberté». Mais leur nombre est anecdotique. Pas même une dizaine de noms d’Algériens juifs sont documentés officiellement dans leur participation à l’indépendance. Le nationalisme arabo-musulman exclusif qui a prévalu à l’époque était plutôt la norme. Selon l’auteure, «la quasi-totalité des juifs algériens a quitté le pays dans un climat de violences et d’incertitudes». L’Algérie devient dès lors un État prétendument homogène «arabe et musulman», et la présence bimillénaire des juifs est tout bonnement effacée du discours national. Aucun travail de deuil symbolique ou de reconnaissance publique n’a lieu pour marquer le départ de cette communauté, pourtant algérienne de souche pour l’essentiel. Ce silence pesant a engendré une amnésie historique: plusieurs générations d’Algériens ont grandi sans connaissance de cette part juive de leur héritage. C’est ce vide mémoriel que «L’Algérie juive» se propose de combler. Hédia Bensahli inscrit son projet dans une démarche de dévoilement de la vérité historique, estimant qu’«il ne faut pas avoir peur de l’Histoire: elle doit être écrite». Elle souligne notamment que l’histoire des juifs d’Algérie n’a rien à voir avec le sionisme moderne, et qu’il est «intellectuellement malhonnête de les lier automatiquement à la question palestinienne». L‘essai se situe ainsi au carrefour de l’histoire et de la mémoire: il exhume le passé pour éclairer le présent, montrant que la judéité n’est pas un corps étranger en Algérie, mais bien une part intégrante de son être national: «L’Algérie juive, ce n’est pas une Algérie à côté, ou contre d’autres, mais c’est l’une des nuances les plus authentiques d’un creuset multiculturel et multiethnique plusieurs fois millénaire.»
Un «autre moi» qui a été étouffé
Le sous-titre de l’ouvrage: «L’autre moi que je connais si peu» suggère qu’en redécouvrant le passé juif de l’Algérie, les Algériens seront mis face à une partie d’eux-mêmes et à leur propre identité nationale. Le juif se révèle en fait être un miroir, un alter ego troublant. Ce thème de l’altérité intérieure est au centre de la symbolique de l’essai. Il se manifeste aussi dans la notion de «fantômes du passé» qui hantent le présent. Les fantômes sont toutes ces mémoires refoulées -juive, mais aussi d’autres composantes marginalisées- qui continuent de peser inconsciemment sur la société algérienne. En donnant la parole à ces spectres oubliés, Bensahli engage une forme de dialogue posthume entre l’Algérie d’aujourd’hui et ses ancêtres pluriels. C’est pourquoi son essai relève aussi d’une démarche philosophique sur la mémoire: il interroge la manière dont une nation se construit des identités en choisissant ses oublis et ses souvenirs. On décèle ainsi dans son écriture un véritable manifeste pour la réconciliation mémorielle: Hédia Bensahli appelle son pays à accepter la complexité de son héritage, à embrasser l’idée que l’unité nationale peut naître de la reconnaissance de la diversité plutôt que de son déni.
En cela, «L’Algérie juive» participe d’un mouvement plus large de révision historiographique. L’ouvrage plaide ainsi pour une véritable réconciliation des mémoires – non pas pour dresser une communauté contre une autre (discours officiel actuel du régime algérien), mais pour que chaque Algérien intègre toutes les facettes de son héritage, sans exclusivité. C’est en acceptant cette complexité historique que la société pourra, selon elle, dépasser les divisions semées par les idéologies nationalistes du 20ème siècle. En rouvrant ce dossier sensible, Bensahli oblige à repenser les notions de citoyenneté, d’appartenance et de mémoire collective.
Un livre censuré, une auteure vilipendée
Du fait même de son sujet et de sa perspective, «L’Algérie juive» est éminemment politique. L’ouvrage remet en question le mythe national unitaire. Car ces populations oubliées ont fait partie de l’histoire lointaine de l’Algérie. Au 20ème siècle, très peu ont été «poussés» par leurs pairs à émigrer en Israël, comme ce fut le cas au Maroc par exemple. La majorité d’entre eux a préféré fuir en France après les exactions et les graves atteintes à leur intégrité physique qui ont émaillé l’indépendance.
À sa sortie en librairie, le livre fut assimilé à «une normalisation culturelle avec les sionistes», selon une lettre ouverte incongrue d’un député islamiste à l’époque. Ce discours accusateur assimile, précisément, l’initiative mémorielle de Bensahli à un agenda politique pro-israélien, reprenant l’amalgame que l’auteure voulait éviter. Le livre fut interdit, la maison d’éditions Franz Fanon sommée de fermer.
En janvier 2025, le ministère de la Culture va arguer que l’ouvrage avait un «contenu [qui] porte atteinte à la sécurité et à l’ordre public ainsi qu’à l’identité nationale et colporte un discours de haine». Cette condamnation officielle présente le travail de Bensahli comme un danger pour l’État. Ce qu’il est en Algérie. En réalité, la violente réaction du pouvoir algérien trahit la peur persistante que suscite la question juive: peur qu’en reconnaissant cette composante on n’ouvre une brèche idéologique, peur d’ébranler le récit national figé, d’exhumer les archives sanguinolentes des victimes juives du FLN, ou encore surenchère populiste dans un contexte régional tendu.
Sur l’auteure
Hédia Bensahli est une écrivaine franco-algérienne née à Ténès et ayant grandi à Blida. Elle a enseigné les lettres et la linguistique en Algérie durant les années 1990, période marquée par la violence. Refusant de céder aux pressions islamistes, elle s’exile en France en 2000, où elle poursuit une carrière dans l’enseignement tout en se consacrant à l’écriture.
Son premier roman «Orages» (éd. Franz Fanon, 2019) explore le destin d’une femme en quête d’émancipation face à une société patriarcale. Dans «L’agonisant» (éd. Franz Fanon, 2020), elle imagine une fiction autour du peintre autrichien Egon Schiele, lui conférant un destin algérien. Le style de Bensahli est caractérisé par une écriture engagée et poétique, mêlant introspection et analyse sociale. Elle s’attache à dévoiler les silences de l’histoire, donnant voix aux identités marginalisées et aux mémoires refoulées.
«L’Algérie juive: l’autre moi que je connais si peu», de Hédia Bensahli, 310 pages. Éditions Altaiva, 2023. Non disponible au Maroc. Prix public en France: 22 euros.