Billet littéraire KS. Ep 43. «Comme un parfum de lavande», de Sinan Antoon, ou les fragments de l’Irak

L'écrivain irakien Sinan Antoon. (Photo Ghaith Abdulahad)

L’écrivain irakien Sinan Antoon livre une fresque poignante sur l’exil, la mémoire fragmentée et la douleur d’un passé impossible à oublier. À travers les destins croisés de deux exilés irakiens hantés par la guerre et l’identité perdue, l’auteur explore la complexité humaine d’un peuple dispersé aux quatre coins du monde, où le souvenir de l’Irak continue d’exhaler un parfum olfactif tenace.

Le 18/04/2025 à 10h32

Traduit de l’arabe par Simon Corthay et publié en avril 2025 par Actes Sud, «Comme un parfum de lavande» mêle réflexion politique, écriture poétique et questionnement identitaire, offrant un récit violent à la fois intime et profondément ancré dans l’histoire tourmentée de l’Irak contemporain. Au cœur du roman se déploient les destins croisés de Sami et Omar, deux exilés irakiens qui ont fui la guerre de Saddam Hussein et que tout oppose en apparence. Aux États-Unis, leur trajectoire commune, faite d’exil et de perte, est une longue descente dans l’enfer humaine. Tous deux ont dû fuir l’Irak dans des circonstances tragiques. Sami, chirurgien à la retraite, a quitté Bagdad pour rejoindre son fils à New York. Homme intègre, il a servi son pays dans les hôpitaux publics, jusqu’au jour où la violence rattrape sa famille dans le chaos post-2003 et que sa femme meurt dans un attentat à la voiture piégée.

Sami: traumatisme et mémoire fragmentée du passé

Loin d’être un refuge, l’exil précipite Sami dans la maladie: il sombre progressivement dans la démence, perdu «entre deux mondes», hanté par une Bagdad «inaccessible». Ce vieil exilé irakien, atteint de troubles de la mémoire, tente de rentrer «chez lui» coûte que coûte. Quand un commerçant immigrant l’interroge, Sami répond dans un souffle: «Je cherche à aller à Bagdad.» Le bon samaritain sourit gentiment: «Bagdad? Ah oui, quand même… Ça fait loin, ça. On est à Brooklyn, hajj. Faut vous acheter un billet d’avion!» Le roman dépeint avec sensibilité la démence qui ronge progressivement Sami.

Sa famille désemparée compare l’esprit de Sami à une passoire: «Sa tête est remplie de trous, comme un fromage suisse», hanté par des «fantômes» de la guerre qui le font divaguer et oublier le présent. L’étrange maladie qui le frappe est intimement liée à son passé. Ses souvenirs enfouis de Bagdad ressurgissent de façon confuse à mesure que sa lucidité décline: «On avait ensuite cherché à les chasser de leur maison, lui et sa femme, et ils avaient finalement été victimes d’une tentative d’assassinat. Elle était morte, lui en avait réchappé. Fuyant Bagdad, il était parti pour Dubaï et, de là-bas, pour les États-Unis.» Ces blessures encore vives alimentent la mélancolie poignante de Sami qui ne disparaîtra jamais du récit.

Omar: identité et effacement de soi

En contrepoint du personnage de Sami, le roman met en scène Omar, un Irakien plus jeune ayant également émigré aux États-Unis. Issu d’un milieu modeste, il a refusé un jour d’intégrer l’armée de Saddam: la punition est implacable. Les sbires du régime lui tranchent une oreille – ce châtiment infamant réservé aux déserteurs – et il croupit deux ans en prison. Après ces épreuves, Omar parvient à s’enfuir d’Irak et tente d’effacer toute trace de son passé.

Alors que Sami est prisonnier de ses souvenirs, Omar cherche au contraire à s’en détacher pour mieux s’intégrer dans son pays d’accueil. Il désire se défaire de ses souvenirs et ira jusqu’à se prétendre portoricain dans l’espoir de mieux s’intégrer. Si Sami est prisonnier de son identité, jusqu’à en perdre la raison et incarner la mémoire obsédante, Omar règle ses comptes avec son origine irakienne, se faisant passer pour un autre afin d’échapper au poids de son passé. Sa stratégie d’assimilation souligne une autre facette de l’exil: la culpabilité ou la douleur du déni de la guerre. Il est un écorché vif, sa survie dépend d’un renouveau identitaire. Il se force à une amnésie volontaire. Pendant des années d’errance, Omar enchaîne les petits boulots, de Détroit au New Jersey, fuyant tout ce qui pourrait le ramener à son ancienne vie. Il travaille son «accent» latino-américain et explique sa connaissance de l’arabe par une enfance passée dans un pays du Golfe. Son exil à lui est une coupure radicale avec une patrie qu’il ne voit plus que comme «une source de souffrance».

Le roman interroge en profondeur la notion de watan (la patrie) et son ambivalence: est-ce une terre nourricière, ou bien une prison dont on porte à jamais les chaînes? Omar exprime crûment cette révolte dans un passage marquant: «Mais quelle patrie? Celle où on ne possède absolument rien? Même son propre corps, encore à l’état embryonnaire, c’est le gouvernement qui en dispose… Et si tu protestes ou désobéis aux règles, tu seras mordu par l’un de ses chiens enragés ou amputé d’un membre.»

Le parfum de lavande: symbole proustien de la mémoire

Mais comment oublier les parfums de l’Irak? Sinan Antoon explore dans son roman les contradictions de l’identité. Le parfum de la lavande plane sur le récit comme une métaphore poétique. Chez Sami, ce parfum est lié à un moment heureux ou à un être cher de son passé (l’odeur d’un jardin, d’un vêtement ou d’un objet familier qui le hantent) et ravive chez lui des émotions enfouies. À l’hospice, lorsque son infirmière Carmen lui apporte un flacon d’huile essentielle de lavande, l’effet est magique: «La senteur fraîche de ces fleurs violettes l’apaise et le stimule à la fois», ravivant en lui le souvenir doux-amer des jours heureux. L’odorat, comme la musique, devient un pont fragile vers le passé. À l’instar de la madeleine de Proust, le parfum de lavande représente la mémoire involontaire qui ressurgit par bribes – un thème central du roman. L’œuvre de Sinan Antoon est empreinte de nostalgie et de délicatesse, la dimension olfactive servant de fil conducteur. Son écriture telle une essence, ravive la survie du passé dans le présent, notamment de Sami – une présence olfactive ténue, mais persistante, comme les fragments de mémoire qui subsistent malgré la démence.

Deux attitudes opposées donc: l’un cherche à se souvenir, l’autre à oublier. Pourtant, leurs parcours se font écho et le roman montre bien comment «la tête est une valise, le cœur aussi, et ils portent en eux ce qu’on ne peut pas ranger dans des centaines de bagages». Omar a beau fuir l’Irak, celui-ci continue de vivre en lui à travers ses blessures intimes. Quant à Sami, il a beau chérir sa mémoire, celle-ci lui échappe malgré lui. Antoon excelle à dépeindre cette double impasse de l’exilé: impossible de revenir en arrière, mais impossible aussi de véritablement tourner la page.

La mémoire est sans doute le vrai protagoniste de «Comme un parfum de lavande». Le roman interroge sans cesse ce qu’il reste du passé chez ceux qui ont tout perdu. La démence de Sami, en particulier, est décrite avec une intensité remarquable: le lecteur assiste de l’intérieur à sa lutte pour retenir les fragments de son vécu qui s’effritent jour après jour. Des moments fugaces de lucidité percent encore à la surface: une odeur connue, une vieille chanson d’Oum Kalthoum, le visage d’un proche.

Le temps du récit n’est pas linéaire; il épouse les errances de la mémoire de Sami comme celles d’Omar, chaque chapitre alternant d’une vie à l’autre et d’une époque à l’autre, recomposant peu à peu le puzzle de leurs existences brisées. Cette fragmentation narrative reflète à la fois le traumatisme individuel et le chaos historique dont ils sont issus: «que reste-t-il d’un peuple lorsque ses enfants éparpillés finissent par ne plus se souvenir de leur propre histoire?», s’interroge le texte avec angoisse. Aliénés à jamais, Sami et Omar évoluent dans un entre-deux inconfortable: «confrontés à un monde indifférent à leurs blessures», face à «une bureaucratie froide et des codes sociaux étrangers», ils restent prisonniers d’un «entre-deux identitaire».

Sur l’auteur

Sinan Antoon, né à Bagdad en 1967, quitte à l’image des deux personnages de ce roman, l’Irak en 1991, peu après la guerre du Golfe, pour s’installer aux États-Unis. Il enseigne aujourd’hui à l’Université de New York. Son œuvre littéraire, écrite principalement en arabe, explore les thèmes de l’exil, de la mémoire, de la guerre et de l’identité, en s’inspirant de la culture irakienne dans toute sa richesse et sa diversité. Parmi ses romans traduits en français, on compte: «Seul le grenadier» (Actes Sud, 2017). Ce roman a remporté le Prix de la littérature arabe la même année. Une autre œuvre remarquée par la critique est «Ave Maria» (Actes Sud, 2018), empreinte de poésie et de profondeur humaine.

«Comme un parfum de lavande», de Sinan Antoon, 304 pages. Éditions Actes Sud, 2024. Traduit de l’arabe par Simon Corthay. Prix public au Maroc (version numérique disponible pour le moment): 221 DH.

Par Karim Serraj
Le 18/04/2025 à 10h32