Histoire documentée de la souveraineté monétaire marocaine: des Idrissides aux Alaouites

Karim Serraj.

ChroniqueFrapper monnaie, c’est asseoir une souveraineté et affirmer un État centralisé. Dès le règne des Idrissides, au 9ème siècle, le Maroc possède ses propres ateliers de frappe de pièces en or et en argent alimentés par les routes de l’or africain dans l’Empire. Quelle était l’importance de ces ateliers nationaux? Et quel rôle va continuer à jouer la monnaie du sultanat dans les dynasties suivantes?

Le 16/02/2025 à 11h02

Depuis quand frappe-t-on monnaie et des pièces d’or au Maroc? Où se trouvaient les ateliers et quelle était l’importance de cette activité? Dans «Histoire générale de l’Afrique», publiée par l’UNESCO en 1990, l’historien Jean Devisse (1923-1996) retrace l’épopée monétaire du Maroc, qui débute dès le 9ème siècle sous les Idrissides et se perpétue sans interruption jusqu’à nos jours. Une histoire profondément liée à la route sahélienne de l’or, ce métal précieux indispensable à la frappe des pièces, dont l’abondance ou la rareté façonnait la puissance des États.

Les premières monnaies marocaines, en argent et en or, au 9ème siècle

«Les Idrissides, au Maroc actuel, frappent des dirhams d’argent», écrit l’historien. Le dirham idrisside est la première monnaie officielle, qui remplaça la monnaie romaine, et permit de poser les bases du premier État du Maroc avec une administration centrale. Voici le plus ancien spécimen découvert de dirham idrisside dans les fouilles archéologiques, frappé en 840 sous le règne de Ali 1er (836-849). Le second spécimen qui le suit appartient aussi à la monnaie des Idrissides.

Une vingtaine d’ateliers de frappe de monnaie d’argent existent à cette époque, parmi lesquelles Sijilmassa, Tanger, Asilah possèdent des ateliers nationaux. Le métal d’argent provient des mines locales, comme le montre cette illustration de Devisse sur les ateliers de frappe et les mines:

La frappe de la monnaie d’argent s’effectuait dans près d’une vingtaine d’ateliers, ce qui est un nombre de sites dédiés exceptionnel. D’autant plus qu’à la même période, «al-Andalus en comptait dix-huit». Pour l’auteur, c’est le signe d’un pouvoir central fort qui délègue dans les régions son autorité régalienne d’émettre de la monnaie sans crainte de tricheries. Quant à la frappe des pièces d’or au Maroc, elle est attestée, selon cette étude de Devisse pour l’UNESCO, depuis 910 dans deux principaux ateliers nationaux: Sijilmassa et Fès. La ville de Sijilmassa «reçoit de l’or du Sud» et «prend de l’importance et un rôle économique croissant». Elle est une porte d’entrée pour l’Afrique, et pour l’or en grande quantité se trouvant au Soudan et en Guinée notamment.

À partir de 988, dit l’auteur, alors que la dynastie idrisside s’est effondrée, le califat de Cordoue, par vassaux interposés, va utiliser Sijilmassa comme atelier monétaire: «En 988-989 apparaissent des dinars frappés pour le compte des Umayyades à Sijilmassa. La frappe demeure cependant pour l’essentiel concentrée dans les ateliers cordouans, sous les yeux du pouvoir.»

L’impulsion donnée au monnayage au Maroc par les Almoravides

La dynastie des Almoravides va moderniser l’industrie du monnayage au Maroc dès le 11ème siècle, tout en créant un empire en Afrique englobant la Mauritanie, une partie du Mali et l’ouest de l’Algérie, ainsi que le sud de la péninsule Ibérique. L’examen de la carte des lieux de frappe de l’or par les Almoravides montre immédiatement que «la moitié orientale du Maghreb est totalement démunie; Tlemcen elle-même n’est qu’un atelier marginal» dans l’empire almoravide, précise l’historien.

«Au contraire, le territoire de l’actuel Maroc, à l’exception des plaines atlantiques au sud du Sebū, est largement doté. Les terminus du commerce transsaharien: Sidjilmāsa, Aghmāt (à 30 km de Marrakech), Nūl Lamṭa (oasis de Asrir) frappent l’or, mais aussi Fès et Marrakech, les capitales, et Salā, ville stratégique», ajoute-t-il.

La valeur de la frappe est «incontestable» et «tous les auteurs qui l’ont étudiée le disent», selon Devisse. Il cite R. Messier: «de 1059 à 1095, les frappes ont eu lieu en Afrique avant la conquête d’ al-Andalus, les plus anciens dinars étant frappés à Sidjilmāsa». Exemples de dirhams almoravides:

L’État almoravide a répandu l’usage de la monnaie dans son empire. Les frappes sont «abondantes et régulières», et surtout «pratiquement sans rivales jusqu’à l’Égypte fatimide, laquelle est alors assurément privée d’or du Soudan». Toujours selon cette étude de l’UNESCO, la pièce almoravide est, «pour la première fois dans l’Islam occidental, une monnaie de grande valeur économique» et tout autant «l’Occident que le monde fatimide lui-même après 1070, souhaite recevoir les dinars almoravides.» Cités par Devisse, voici les deux itinéraires existants des routes de l’Afrique, tels que tracés au 10ème siècle par le géographe et historien arabe Ibn Hankal. Le premier à l’Ouest est le Maroc. Le second, moins important, partait de Lybie:

Des Almohades aux Alaouites, des États régaliens qui frappent monnaie

La frappe de pièces d’or a été «un outil de consolidation du pouvoir», explique l’auteur. Les dynasties ultérieures, des Almohades aux Alaouites, vont conduire une politique similaire de monnayage. En frappant monnaie, ils utilisent l’or pour «garantir la stabilité monétaire et affirmer leur souveraineté sur le territoire marocain». Détenir la souveraineté sur la frappe est le signe d’un développement commercial habile, qui tient compte des demandes des marchés.

L’or sous forme de monnaie a circulé sous l’influence des grandes routes commerciales reliant Sijilmassa et d’autres villes du Maroc aux centres de production aurifères situés en Afrique centrale et de l’Ouest. Il a permis d’assurer un réseau d’échange fluide avec l’Europe, le monde arabe et les royaumes africains.

Avec l’arrivée des Saadiens au 16ème siècle, le Maroc renforce encore son rôle de puissance monétaire. L’expédition marocaine contre l’empire Songhaï en 1591, menée par Ahmed al-Mansour, visait notamment à sécuriser les sources d’or du Niger, garantissant ainsi l’approvisionnement en métal précieux. Ce sultan fut appelé Eddahbi, à savoir «couvert d’or» en référence à ses richesses. Plus tard, sous les Alaouites, l’atelier de Fès continua de produire des pièces d’une grande qualité, tout en intégrant progressivement de nouveaux alliages et en modernisant les techniques de frappe.

Les dynasties marocaines «en ont tiré une puissance qui a fondé leur indépendance et leur rayonnement, l’épanouissement d’un art exceptionnellement brillant et original», ajoute Devisse. La maîtrise de la frappe de l’or permet aux différentes dynasties d’affirmer leur contrôle sur les provinces lointaines et d’imposer leur souveraineté face aux gouverneurs rebelles.

On le voit, depuis plus d’un millénaire, la frappe de la monnaie au Maroc a été bien plus qu’un simple acte économique: elle a été un outil de pouvoir, un symbole de souveraineté et un levier d’influence dans les échanges internationaux. Des Idrissides aux Alaouites, en passant par les Almoravides, les Almohades ou les Saadiens, chaque dynastie a consolidé son autorité à travers l’émission de pièces d’or et d’argent. Héritier de cette longue tradition, le Maroc moderne s’inscrit dans cette continuité, où la monnaie demeure un instrument stratégique de stabilité et de prospérité.

Par Karim Serraj
Le 16/02/2025 à 11h02