Le Maroc avait su instaurer un réseau de routes et de points de contrôle douaniers, transformant le Sahara «occidental» et oriental en deux véritables artères commerciales le reliant à l’Afrique subsaharienne.
Voilà ce qu’écrivait en 1814, le voyageur espagnol Domingo Badia après sa traversée de l’empire: «Du Maroc à Tombouctou, on marche avec une aussi grande sûreté que si l’on était au milieu d’une ville, quoique l’on ait les mains pleines d’or» (1). Malgré l’immensité territoriale chérifienne, la circulation des personnes et des richesses s’opérait dans un climat de sécurité et d’ordre comparable à celui d’un espace urbain concentré et dûment surveillé. C’est l’aboutissement de près de trois siècles d’administration politique et économique du Maroc sur l’Afrique centrale et occidentale. Mais concrètement, de quoi parle-t-on?
Selon l’historien Michel Abitbol (2), dès 1591 (règne de Ahmad al-Mansur al-Dahabbi), il a existé deux routes africaines dans l’empire chérifien. Celle du Sahara dit aujourd’hui «occidental», ou route de l’Atlantique, qui passe par Laâyoune-Sakia El Hamra, la région même du litige artificiel sur laquelle lorgne l’Algérie. Cette route légendaire, mal connue, mal documentée, menait vers le Sénégal très au sud, et vers le Mali. Quant à la deuxième route, elle a trait au Sahara oriental, et comprenait Touât et Gourara conduisant au Mali:
«Le trafic s’effectuait suivant deux grands faisceaux routiers: l’un, occidental, correspondait dans sa partie saharienne à l’ancienne Triq Lamtuni qui reliait le Maghreb-Extrême à la vallée du Niger par Wadi Nun, la Saqiya al-Hamrâ' et Wadan; le second, oriental, passait par le Touat et le Gourara.»
Pour mieux comprendre l’ampleur des réseaux commerciaux, il est essentiel d’évoquer les points de contrôle douaniers: «Les douanes marocaines étaient postées non seulement au Sous, au Dra’ et au Tafilalt, mais aussi au Touat (1583), ainsi qu’à Taghâza (1585), à Tombouctou et à Djenné. L’axe Dra’-Taghâza-Tombouctou devint la voie royale des échanges entre le Maroc et le Soudan». Les deux routes chérifiennes vers l’Afrique centrale et de l’Ouest étaient fréquentées aussi bien «par les convois militaires que par les caravanes organisées et supervisées par les hommes du sultan.»
Ces installations, réparties sur des territoires vastes et variés, témoignent d’une politique visant à sécuriser et réguler les flux commerciaux tout en affirmant une présence étatique forte.
La route de Saqiya al-Hamrâ (Sahara «occidental»)
En ces temps, la route du Sahara «occidental» s’appelait «Triq Lamtuni», précise Abitbol, une route qui bénéficie d’un climat relativement tempéré, en raison «de la proximité de l’Océan». Le glorieux sultan Moulay Ismaïl, fort de son prestige religieux aussi bien que de sa puissance militaire, s’était attaché «sur l’axe atlantique en 1678-1679, toutes les grandes tribus hasan, nomadisant entre le Wadi-Nun et le Sénégal».

Point de départ des «cafilles» (caravanes) de 1.000 à 1.500 chameaux ou des «accabars» qui en comptent plusieurs milliers, la ville au Maroc de «Goulimine occupe sur l’axe atlantique, au XVIIème siècle, la place qui avait été celle de Taghawust (Taghazout, au nord d’Agadir), les siècles précédents.» La voie chérifienne s’enfonce dans le Sahara «occidental» et rejoint par voie de terre l’actuelle Mauritanie, avant de pénétrer profondément en Afrique de l’Ouest.
Les voyageurs atteignent, «au bout de sept à dix jours, la Saqiya al-Hamrâ; ils longent ensuite le Tiris où nomadisent les Awlâd Dlim et, après un passage par Idjil et le «pays sablonneux» de l’Akshar, ils parviennent en Mauritanie à Shinguetti ou à Wadan (aujourd’hui Ouadâne)».
C’est dans cette localité «que se rassemblent toutes les caravanes venant de Taroudant par Tiznit ou Ifran (Ifrane) de l’Anti-Atlas et celles qui partent des oasis marocaines de Tatta (Tata) et de Aqqa (Akka) au sud du Djabal Bani».
De Chinguetti ou de Ouadâne, «les caravanes gagnent Saint-Louis du Sénégal par le pays trarza; le Galam par le pays brakna et le Hodh, en suivant la piste du Dahr, conduisant à Tishit et à Walata».

Du Hodh (sud-est de la Mauritanie), plusieurs routes administrées par le Maroc «descendent en direction des royaumes bambaras du Kaarta et de Segou, par les relais de Diara du Kingui, Goumbou, Bassikounou et Sokolo (Kala des Maures)». La ville de «Diara (aujourd’hui Dianrra au Mali) «recevait à la fin du XVIIIème siècle les pèlerins du Fouta sénégalais qui, via Segou, Tombouctou et le Touat, rejoignaient les caravanes du Hajj» organisé par le sultanat marocain.

Les «caravanes de Walata (Oualata, Mauritanie) se rendent également à Djenné (Mali) via Ras al-Ma et Tombouctou». Cette route via Oualata a été suivie, précise l’historien, «à plusieurs reprises par des princes alawites venus demander des tributs d’allégeance aux Arma du Soudan».
La route de Touat (Sahara oriental)
Depuis Tafilalt, «les Shorfa alawites contrôlaient efficacement la route du Touat dont ils s’emparèrent en 1643». Le Maroc s’ouvre alors largement sur le Sahara par un chapelet d’oasis «qui s’égrènent le long du Djabal Bani et des vallées du Dra’ du Ziz et du Guir qui rejoignent, à l’est, la vallée de la Saoura dont les eaux alimentent la célèbre «rue des palmiers» touatienne». Cette voie commerciale de l’empire incluait «les localités de In-Salah et de Ghadamès» (aujourd’hui algériennes, comme Touat et Gourara) qui commandaient l’accès à l’Afrique centrale.
En 1670, «Mawlây al-Rashid mit sous son contrôle» toutes les principales régions transsahariennes et «la même année, il dépêchait un émissaire à Tombouctou, auquel les Arma (confédération de tribus locale majoritaire) firent acte d’allégeance». Il obtint la «reconnaissance formelle de sa souveraineté».

Durant le siècle suivant «les très nombreux sharifs de la descendance de Mawlây Ismâ'il» vont résider à Tafilalt, et «auront le privilège de guider les caravanes, à destination du Touat et du Gourara» et de leur fournir «les bêtes de somme nécessaires».
Du Tafilalt, les caravanes prennent la direction du Touat «par la Hammada du Guir et la vallée de la Saoura ou par Tabelbala et Hassi-Tawil», précise le document. Le Touat est aussi le lieu de transit des grandes caravanes de pèlerins marocains qui, de Fès et de Taza, descendent en direction des oasis, et partent pour Tripoli et l’Égypte.
À Timimoun (aujourd’hui algérienne) «se trouvait au début du XIXème siècle une garnison marocaine». En quittant le Tidikelt, les caravanes marocaines «longent la bordure occidentale de l’Ahnet, puis après une halte à Wallan, elles s’engagent dans la partie la plus pénible du trajet: le Tanezrouft». À l’issue de sept à huit jours de marche, «les voyageurs arrivent dans l’Azawad, à Mabrouk, d’où ils gagnent Tombouctou, puis se dirigent vers Bamba ou Goa».
Lutte interne alaouite pour la route du Soudan
Moulay Rachid eut fort à faire notamment contre son neveu Ahmad Ibn Mahraz qui, à partir de 1677, «tenta de conquérir le Soudan» et put «en 1687 se rendre maître de Taoudenni (ville malienne aujourd’hui) où il installa une garnison permanente».
Pour asseoir son autorité Moulay Rachid «envoya à plusieurs reprises des détachements de soldats, opérant tour à tour pour le compte d’émirs alliés (lors de la dernière phase de la guerre de Sharr-Babba, notamment) ou même pour celui de monarques noirs de la vallée du Sénégal». À ce moment-là, «Shinguetti (ville mauritanienne aujourd’hui), appelée à devenir la plaque tournante de l’axe atlantique, abritait ainsi une qasba marocaine».
Le sultan «Mawlay Sulaymàn (1792-1822) engagea une série d’opérations dans les provinces sahariennes du Maroc, facilitant ainsi les échanges entre le Sahel et le nouveau port de Mogador (Essaouira), devenu depuis sa création, en 1765, le principal débouché maritime des caravanes du Sud».
Les échanges commerciaux
Ces nombreuses villes citées avaient développé «rapidement un centre commercial important où se rencontraient les marchands africains du Sud et de l’Ouest avec les Marocains». Les Dioulas apportaient «des kolas, des bandes de pagnes, des piments, de l’or du Ouassoulou». En échange, ils emportaient «du tabac, du sel et des vêtements». Contre leur sel, les Oualata «se procuraient du miel, des kolas, des bandes d’étoffes, de l’or, du karité, du riz, des boubous, des fruits de baobab». Les «Arabes, les Touatiens, les Marocains venaient se procurer les mêmes marchandises, mais appréciaient surtout l’or»; ils demandaient «outre des plumes d’autruche, des défenses d’éléphant, du miel, du tamarin, des calebasses en bois, du fer et du savon». Ils offraient «en échange du tabac, de l’ambre, des fatanakas (sorte de vêtement en drap à larges manches), des sandales, des bottes arabes...»
Les Marocains apportaient, outre ces marchandises, du sucre, des dattes, des cauris, de l’encens, de la parfumerie, de la monnaie d’argent.

La pérennité de ces liens interculturels et politiques a favorisé l’émergence d’un réseau de gouvernance sophistiqué. Ce système, tissé au fil des siècles, s’appuyait sur des traditions enracinées, des pratiques commerciales dynamiques et des mécanismes administratifs éprouvés, qui, ensemble, assuraient un ordre stable et une cohésion remarquable sur un territoire immense.
Référence:
1- Domingo Badia y Leyblich, «Voyage d’Ali Bey el Abbassi en Afrique et en Asie» vol. 1, éditeur P. Didot l’aîné, 1814, 4 volumes, Paris.
2- Michel Abitbol, «Le Maroc et le commerce transsaharien du XVIIème au début du XIXème siècle», Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°30, 1980, Paris.