Bernard Lugan: «Les grandes puissances sont en train d’abandonner l’Algérie pour se tourner vers le Maroc car c’est un pays d’avenir»

Bernard Lugan, historien et universitaire africaniste. L’Afrique réelle

Quelques heures avant l’adoption, le 31 octobre 2025, de la résolution 2797 du Conseil de sécurité de l’ONU consacrant «l’autonomie sous souveraineté marocaine» comme la solution la plus réalisable au conflit du Sahara, Bernard Lugan, africaniste et auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire du Maroc et de l’Algérie, a apporté son analyse pour mieux comprendre les politiques des deux pays voisins et leurs évolutions. Invité sur le plateau de la revue «Conflits», l’historien a ainsi fait le parallèle entre l’ambition économique visionnaire d’une monarchie vieille de plusieurs siècles et la situation chaotique de l’Algérie, tant d’un point de vue économique que diplomatique.

Le 02/11/2025 à 14h09

Bernard Lugan, auteur de «Histoire du Maroc. Des origines à nos jours», et plus récemment de «Le Sahara occidental en 10 questions», tous deux parus aux éditions Ellipses, a apporté sur le plateau de l’émission de la revue Conflits son précieux éclairage sur le Maroc d’hier et de demain, carrefour de plusieurs enjeux de taille aujourd’hui plus que jamais, au lendemain de l’adoption de la résolution 2797 du Conseil de sécurité de l’ONU. Cette avancée majeure dans le processus de règlement du conflit sur le Sahara soulève toutefois une interrogation majeure à laquelle l’historien va s’employer à répondre au cours de cet échange: l’Algérie est-elle disposée à tourner la page d’un demi-siècle d’hostilité envers le Maroc et à se projeter dans l’avenir à l’heure où son voisin jouit d’un alignement des planètes qui favorise une course au développement entamée de longue date grâce à une ambition royale visionnaire?

De l’importance du Sahara pour le Maroc

Cœur palpitant de l’hostilité que nourrit l’Algérie à l’endroit du Maroc: le Sahara. Pour tenter de comprendre les raisons de la cristallisation des tensions algériennes autour de ce territoire, encore faut-il saisir ce qu’il représente pour le Maroc. Interrogé à ce sujet, Bernard Lugan rétablit les vérités de l’histoire en rappelant que «le Maroc a été amputé par la colonisation» de ses provinces du sud au profit de l’Algérie, qui «a été créée en dépeçant le Maroc». Pour le Maroc, récupérer le Sahara revient à récupérer «une petite partie de son territoire», car rappelle Bernard Lugan, «n’oublions pas que tout l’Ouest algérien était marocain». Un fait historique qui fait office de tabou suprême en Algérie et qui vaut à ceux qui osent rappeler la géographie et l’histoire du Maroc millénaire, à l’instar de l’écrivain Boualem Sansal, la prison pour haute trahison.

Mais à la lumière de l’actualité, d’autres raisons, économiques plutôt que territoriales, expliquent cette obsession algérienne autour de la question du Sahara. Enjeu majeur pour le Maroc, sa récupération est en effet un «point essentiel dans la redéfinition de la géopolitique future du Maroc», explique Bernard Lugan car si on peut estimer aujourd’hui que le rôle économique se situe au nord du Maroc, Bernard Lugan se projette dans l’avenir entrevoyant le fait que «le pôle économique va basculer en partie et s’ouvrir également vers le sud». Et pour cause, «le Maroc va avoir un avenir très important avec notamment les grands projets de gazoducs maritimes qui vont partir depuis le Nigéria et vont longer tout le littoral de l’Ouest africain pour aboutir au Maroc, à Tanger», analyse l’historien. À la lumière de cette actualité en devenir, «il y a une géopolitique complète qui est en train de se redéfinir. D’ailleurs les grandes puissances sont en train d’abandonner l’Algérie pour se tourner vers le Maroc car c’est un pays d’avenir alors que d’autres pays vont rentrer véritablement dans des périodes sombres».

Du Maroc au Nigéria, la voie de l’avenir

Aujourd’hui, les contours de l’avenir se dessinent donc de Tanger à Abuja, bien loin d’Alger, au grand dam de l’Algérie qui «bien entendu voulait que les richesses du Nigéria puissent traverser le Sahara pour arriver directement en Algérie», explique Bernard Lugan. Or il n’en sera rien en raison de problèmes géopolitiques insolubles, à savoir des richesses situées au sud du Nigéria le long de la façade atlantique, des tensions dans le nord du pays aux mains de Boko Aram, sans compter que le gazoduc aurait dû traverser également le Niger puis le Sahara au sud de l’Algérie.

Pour Bernard Lugan, la proposition faite par le roi Mohammed VI au Nigéria il y a une dizaine d’années est donc «remarquable» à plus d’un titre. Véritable alternative, elle permet «à quasiment tous les pays d’Afrique de l’Ouest qui sont des producteurs de pétrole ou de gaz, mais qui ne produisent pas assez pour avoir eux-mêmes leurs exportations par pipeline de se rattacher à ce gazoduc», explique Bernard Lugan. Ainsi, à la matrice principale seront raccordées des dérivations «ce qui fait que toutes les richesses de l’Afrique de l’Ouest vont pouvoir être captées par ce grand gazoduc», qui aboutira à Tanger. Pour l’historien africaniste, nul doute que «ce projet va révolutionner complètement la géopolitique de la région et va être une source d’enrichissement pour tous les pays côtiers grâce au partenariat marocain».

Grâce à ce «projet visionnaire du roi Mohammed VI de l’intégration du Maroc dans l’Ouest africain, le Maroc reprend son rôle historique, son rôle de puissance et d’influence dans toute cette partie de l’Afrique avec un partenariat gagnant-gagnant», entrevoit Bernard Lugan en mettant en opposition ce grand projet royal et «l’agressivité de la politique algérienne». À ce grand projet en passe de changer le visage de l’Afrique de l’Ouest s’ajoute, rappelle-t-on dans l’émission, l’installation de nombreuses usines automobiles au Maroc ainsi que l’installation d’usines de montage de moteurs d’avions. «Le Maroc est dans un boom extraordinaire», résume Bernard Lugan.

L’isolement de l’Algérie, pays en crise et prisonnier d’un proxy de plus en plus gênant

Voisin de ce pays en pleine ébullition économique, fort d’une stabilité dont les racines puisent leur force dans une monarchie vieille de plusieurs siècles, se trouve l’Algérie «qui n’est pas un État» et qui s’obstine à soutenir le front Polisario. Un «mouvement de sécession», comme le qualifie Lugan, créé au départ par l’Espagne «puis repris par l’Algérie qui le porte à bout de bras». Car, rappelle l’historien, «le Polisario n’existerait pas sans l’Algérie». À l’heure où la souveraineté du Maroc sur le Sahara devient une évidence aux yeux du monde, un petit flash-back historique s’impose pour Bernard Lugan qui rappelle les origines marocaines de Tindouf, «capitale» du Polisario. «En 1962, la France a laissé l’armée de libération nationale algérienne s’installer à Tindouf et il y a d’ailleurs eu des populations qui se sont soulevées en brandissant des drapeaux marocains et les portraits du roi du Maroc», rappelle Bernard Lugan. Une révolte qui s’est soldée par un bain de sang car «les Algériens ont tiré dans le tas et la France a laissé faire».

Mais, 63 ans plus tard, la donne a changé. «L’Algérie est en train de perdre la face et son proxy lui échappe». En effet, poursuit l’historien, «le gros problème c’est que le Polisario sait très bien qu’il ne l’emportera pas. Il a perdu et il se transforme maintenant en organisation mafieuse (…) qui infiltre les axes de trafic à travers le Sahara et dont les membres intègrent les groupes jihadistes de la zone sahélo-saharienne. Le Polisario devient même une sorte d’État dans l’État en Algérie avec des réseaux au niveau de l’État algérien excessivement importants».

Entre l’Algérie et le Polisario, aucune issue favorable n’est envisageable car pour Bernard Lugan, il est évident que «le Polisario va poser un problème à l’Algérie le jour où le pays va finir par comprendre que la cause du Sahara qu’elle soutient est perdue et qu’elle se demandera alors quoi faire du Polisario». Mais ce problème, c’est aux générations futures du pays qu’il reviendra de le régler, car pour le moment, rappelle Lugan, le chibanisme algérien protège encore sa créature.

À ce problème de taille dont l’ombre se fait de plus en plus menaçante s’ajoute le désastre d’une économie algérienne basée sur la rente pétrolière et s’inscrivant dans la monoproduction, sans aucune diversification. «L’Algérie ne produit plus rien et est même obligée d’importer le concentré de tomates, le grain pour le couscous (…) elle ne fait que consommer», explique Lugan. Or, entrevoit-il, «le jour où la rente pétrolière va s’arrêter car les gisements baissent (…) l’Algérie va se retrouver à un certain moment à ne plus pouvoir exporter ou quasiment plus, et va se poser alors un problème dramatique». Car contrairement aux fantasmes mensongers de son président Abdelmadjid Tebboune, l’Algérie n’est qu’un tout petit producteur par rapport aux producteurs mondiaux et «ne produit que quelques pourcentages de la consommation européenne».

À l’heure où le Maroc vient de remporter une victoire diplomatique de taille et que le conflit du Sahara est en voie de toucher à sa fin, 50 ans après la Marche verte, l’Algérie choisira-t-elle la main tendue par le roi Mohammed VI lors du discours prononcé le 31 octobre à l’issue du vote du Conseil de sécurité de l’ONU? Le régime d’Alger est-il disposé à ce «dialogue fraternel» auquel appelle de ses vœux le Souverain et comprend-il l’enjeu crucial pour l’Algérie de poser aujourd’hui les bases de relations nouvelles?

Par Zineb Ibnouzahir
Le 02/11/2025 à 14h09