Hubris. Quand Mostafa Terrab fait de la première richesse nationale «sa chose»

Mostafa Terrab, CEO d'OCP Group.

Mostafa Terrab, CEO d'OCP Group.

À la tête de l’Office chérifien des phosphates, rebaptisé OCP Group, depuis près de 20 ans, Mostafa Terrab aura tenu sa promesse de moderniser le joyau de l’industrie d’extraction du Maroc… avant d’en faire son jouet, dispersant ses ressources et recettes pour les transformer en levier dédié à son propre prestige. Au fil des années, les privilèges s’accumulant et le personnage s’éternisant, il semble avoir oublié l’essence même de sa qualité et de ses fonctions: être un serviteur de l’État et, un minimum, patriote. Récit d’une inquiétante dérive.

Le 06/05/2025 à 07h59

À lui seul, le sinistre décor soulève plus d’une interrogation. Voici une immense bâtisse, véritable mastodonte de béton et de verre, censée incarner la robustesse de l’industrie marocaine, le dynamisme de son économie et la promesse de lendemains florissants. Jadis isolé à la sortie de Casablanca, le bâtiment est aujourd’hui pris en étau entre un Sidi Maârouf en pleine expansion et le pôle urbain de Casa Anfa, devenu le nouvel hypercentre de la capitale économique. Protégé par de vastes espaces verts s‘étendant à perte de vue, l’endroit est désert. Alors que tout autour, le trafic est incessant de jour comme de nuit, l’édifice évoque le temple d’un culte dissous: clinquant mais dévitalisé, dépourvu de toute présence ou activité. Plus personne n’y entre ni n’en sort. Et cela fait des années que la situation perdure. Vous l’aurez deviné: il s‘agit bien du siège d’OCP Group.

Avant 2019, environ 2.300 collaborateurs y passaient le plus clair de leur journée, œuvrant à faire prospérer le joyau de l’économie marocaine: les phosphates et leurs dérivés. Mais cela appartient désormais au passé. Aujourd’hui, le bâtiment n’est occupé que par une armée d’agents de sécurité et de techniciens de surface, veillant à en maintenir l’intégrité et la propreté. Le monitoring des lieux est assuré par un nombre impressionnant de caméras de surveillance. Et c’est à peu près tout.

Dans cet espace vidé de sa substance humaine, le groupe ne maintient que quelques directeurs, et ce, depuis la crise du Covid-19. Les collaborateurs n’ont pas repris le chemin des bureaux depuis mars 2020, et aucune intention manifeste de les y faire revenir ne transparaît. Nombre d’entre eux, tout en restant salariés et grassement rémunérés, se sont trouvés d’autres activités professionnelles pour occuper leur temps.

Les rumeurs vont bon train, alimentant un climat de tension parmi les ressources humaines. Certains évoquent une possible cession de l’actuel siège, pourtant récemment rénové à grands frais, dans le cadre de l’extension de Casa Anfa, au profit d’un nouveau building encore plus fastueux. D’autres parlent d’un éclatement des équipes sur différents sites de production, et certains avancent même que le CEO aurait volontairement maintenu le siège désert afin de n’avoir aucune obligation de présence dans un bureau. Enfin, il est question de faire de ces lieux l’antenne casablancaise de l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P), hypothèse qu’accrédite l’apparition de la signalétique orangée de l’université aux portes du siège ainsi que sur les bords des artères qui l’entourent.

Profession: provider de fonds

Parce que, doit-on le préciser, Mostafa Terrab n’y met plus les pieds depuis des années, étant confortablement installé chez lui à Marrakech et opérant par instructions. Malaise à bord. Lui, c’est à partir de son golf XXL– pas très écolo pour un chantre des économies d’eau– de la cité ocre qu’il dirige. Ses directives, il préfère les donner entre un swing passablement réussi et une longue discussion téléphonique avec un de ses amis européens ou américains.

Quand il daigne en sortir, c’est sous une escorte digne d’un chef d’État, pour signer un gros contrat, donner un speech qui va changer la face du monde ou présider «son» conseil d’administration. Il y est bien obligé, et puis c’est plus par commodité envers ses amis commissaires aux comptes que par respect de ses obligations.

Les anecdotes ne manquent pas quant à la façon on ne peut plus démonstrative de Mostafa Terrab de signifier que le boss, c’est lui. «D’emblée, et à chaque fois, il se comporte en trésorier bis du pays. Par chacun de ses faits et gestes, chacune de ses paroles, il vous fait comprendre qu’il est le “provider” de fonds du Royaume. Que nous dépendons tous de lui et que sans son aval, la machine Maroc risque de s‘arrêter à tout moment. Ça met le cadre, mais aussi de la distance. Le rapport est de suite vertical, et toute communication devient impossible», résume un habitué des réunions du conseil d’administration d’OCP Group, quart d’heure de gloire répétitif pour le «Président».

«Chaque réunion est simplement une nouvelle occasion de dire qu’il est seul maître à bord. Ses instructions à lui, il sous-entend les recevoir de très haut. Les ministres? Ses collègues patrons d’autres institutions? Ses banquiers? Ces gens-là sont pour lui de simples fonctionnaires. Ils ne font que passer. Lui, il reste», témoigne, non sans réserves et craintes d’être identifié, ce proche.

L’illustration la plus éclatante de ce diktat a été la présentation de la cession d’OCP Nutricrops au privé au dernier conseil d’administration. Lourde de conséquences, la mesure a été déclinée sur le ton du fait accompli. Dernier-né du groupe, cette pépite industrielle dotée d’un capital de 13,8 milliards de dirhams, pour un chiffre d’affaires d’environ 30,6 milliards une fois la machine en place, porte toutes les ambitions stratégiques du groupe en matière d’engrais et de fertilisants. L’ouverture de son capital a bien failli passer, selon les vœux de Terrab, n’était le tollé général résultant de cette possible cession, certes partielle, du joyau de l’industrie marocaine. Le top management du groupe semble revenir à la raison. OCP Group vient en effet d’opérer son retour sur les marchés internationaux en levant avec succès 1,75 milliard de dollars en deux tranches. La preuve que d’autres moyens de financer les investissements du numéro un mondial des phosphates étaient possibles et que le groupe a définitivement changé son fusil d’épaule.

La composition du Conseil d'administration d'OCP Group.

Sinon, «personne ne peut lui parler et il ne prête qu’une oreille distraite aux décisions du conseil d’administration. Ainsi, quand ce conseil décide d’un montant de dividendes, il peut s‘y opposer et choisir de ne pas le verser. Parce qu’il considère qu’il le peut. Sa longévité à son poste le conforte dans sa toute-puissance et dans le sentiment qu’il peut disposer de l’entreprise comme bon lui semble», nous apprend notre source. D’ailleurs, aucun dividende n’a été distribué par le groupe au titre de l’exercice 2024.

Selon cette même logique, l’homme est impossible à joindre. La ministre de l’Économie et des Finances, Nadia Fettah, en sait quelque chose. Même le très influent ministre délégué Fouzi Lekjaa, gardien du temple budgétaire de tout le pays, accessoirement président de la Fédération royale marocaine de football (FRMF) et, excusez du peu, du comité Coupe du monde 2030, est tout aussi élégamment snobé. «Que vous soyez grand président d’une banque, ministre ou très haut fonctionnaire, vous pouvez toujours essayer. Il ne vous prendra pas. C’est lui qui appelle. Et même dans votre salle de bain, vous avez intérêt à décrocher», témoigne ce dirigeant qui désespère de pouvoir un jour prendre langue avec lui. Vous pouvez, en désespoir de cause, slalomer dans son inextricable hiérarchie, véritable tombe thébaine TT 320, et faire le pied de grue dans son secrétariat (très) personnel… il n’est jamais dans son bureau.

On aurait tout accepté du concerné si c’était de «sa boîte» qu’il s‘agissait. Réussir en affaires et payer dûment ses impôts suffit à faire passer, et même à rendre sexy, toutes les excentricités. Sauf qu’OCP Group est, jusqu’à preuve du contraire, un établissement public marocain appartenant… aux Marocains. Il y a donc comme un problème d’approche. Et si seulement les choses pouvaient s‘arrêter au personnage.

Un joyau industriel devenu une vache à lait

Là où Mostafa Terrab est sérieusement inquiétant, c’est au niveau de son management. Les débuts, qui remontent à 2006, date de sa prise de fonctions, étaient porteurs d’un salutaire vent de changement pour l’OCP.

Côté face, et à 69 ans aujourd’hui, le CEO ne peut qu’en être fier. Les dix premières années de son long «règne» sont sans doute les plus glorieuses de l’histoire du géant marocain des phosphates. D’une société opaque, déficitaire, sans vision stratégique et agissant en «banque centrale» de la roche, voire en «caisse noire de l’État», se contentant de fournir le minerai tiré du sous-sol marocain sans y apporter la moindre valeur ajoutée, l’entreprise se transforme en S.A. transparente et en leader mondial du marché des phosphates et des engrais. Alors que le marché de l’OCP se limitait majoritairement aux États-Unis, Terrab opère une ouverture vers des pays comme l’Inde, le Brésil et l’Argentine, mais aussi vers ceux du continent africain.

Ses partisans et soutiens au sein du groupe affirment que c’est aussi grâce à lui que le Maroc a pu agir sur les fondamentaux mêmes de l’industrie. À commencer par les prix. Les cours du phosphate, restés inférieurs à 40 dollars la tonne pendant trois décennies, ont décollé pour atteindre les 300 dollars un an seulement après sa prise de fonctions. Le mérite en revient, selon ces sources, au diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT), débauché à l’époque de la Banque mondiale. C’est oublier que les cours des phosphates, comme le pétrole, obéissent aux lois du marché international et que le Maroc est légitimement en mesure d’en être un faiseur. Et pour cause, le Royaume est simplement le premier exportateur mondial de phosphate et de ses dérivés, et il dispose de 70% des réserves mondiales de ce minerai. Mais c’est, avouons-le, bon pour la légende personnelle et le récit «corporate».

De quoi redorer définitivement le blason de celui qui, après avoir présidé aux destinées de l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT) et géré la libéralisation du secteur des télécoms, s‘était auto-exilé aux États-Unis, jonglant entre ses activités académiques au sein du MIT et celles d’analyste pour Bechtel Civil, célèbre compagnie d’ingénierie de San Francisco, avant de passer à la Banque mondiale, où il était en charge des questions de régulation dans les pays en développement.

En fin stratège, et c’est de bonne guerre, il «négocie» au mieux son retour au Maroc: une mise de départ, à l’époque, de 300.000 dirhams nets mensuels, hors avantages en tout genre, bonus et primes, et surtout, les coudées franches. Un salaire décuplé depuis et une garantie d’«indépendance» dont il usera au début pour forcer des réformes, mais dont il ne tardera pas à abuser.

Cœur de métier? Quel cœur de métier?

Côté pile, justement, Mostafa Terrab va assez vite troquer sa casquette de réformateur contre celle de chef d’une entreprise familiale, confondant stratégie d’entreprise et ambitions personnelles.

Exit, ou presque, la roche phosphatée et l’acide phosphorique, au même titre que les engrais et autres compléments nutritionnels pour animaux. D’ailleurs, il y a bien à redire en la matière. Si OCP Group est le 1er producteur et 2ème exportateur mondial de phosphates, soit le brut, il reste à la traîne en matière d’engrais, output phare du secteur, où il n’est (que) 5ème mondial. Avec une valeur générée estimée à 5,46 milliards de dollars, le pays est loin derrière la Russie, dont la valeur des exportations s‘est établie à 15,24 milliards de dollars, la Chine (9,71 milliards de dollars), le Canada (9,55 milliards de dollars) et les États-Unis (5,48 milliards de dollars).

De ce point de vue-là, on peut dire que la modernisation du groupe que met en avant le fan-club de Mostafa Terrab a bien du plomb dans l’aile.

Dans son plan d’investissement 2023-2027, OCP entend passer d’une production de 12 millions de tonnes d’engrais actuellement à 20 millions de tonnes. Sans trop expliquer comment. Sinon, en 2023, le groupe a réalisé 27,4 milliards de dirhams d’investissements –en hausse de 37% par rapport à l’année précédente, sur un volume total de 81,28 milliards investis par les entreprises et les établissements publics marocains. Des moyens colossaux que l’opérateur ne consacre pas uniquement à son cœur de métier, mais aussi à d’autres activités sans lien avec le secteur des engrais. Cette «performance» est appelée à se poursuivre. Comptez des investissements de l’ordre de 45 milliards de dirhams en 2025, de 52 milliards de dirhams en 2026 et de 42,15 milliards de dirhams en 2027, comme indiqué dans le dernier rapport sur les établissements et les entreprises publics.

Les grandes lignes de la stratégie de développement d'OCP Group.

Censé rester concentré sur son cœur de métier après ses premiers succès, OCP Group éclate. Littéralement. Et il n’est pas un secteur où l’on ne le retrouve pas, d’une manière ou d’une autre. Du génie civil à l’assainissement et le traitement des eaux usées, aux énergies renouvelables, le dessalement d’eau de mer, le solaire et l’hydrogène, en passant par l’enseignement supérieur, l’hôtellerie, les villes nouvelles, les start-ups et même le coding. Au point de gêner, voire doubler, des stratégies nationales dédiées et portées par d’autres départements ou entreprises publiques.

L’exemple le plus récent en la matière est le deal récemment conclu avec le géant français Engie, en marge de la visite au Maroc du président français Emmanuel Macron, et qui prévoit, outre le développement d’une capacité de production d’électricité issue de sources renouvelables, la création des infrastructures électriques intrasites qui y sont reliées. D’aucuns y ont vu une manière de remplacer le projet d’autoroute électrique Dakhla-Casablanca lancé par l’ONEE. Si des sources au sein du groupe ont réfuté la piste, en parlant de deux projets distincts, le doute est permis. D’autant que nous parlons d’un investissement avoisinant 1 milliard de dollars.

En matière de production d’électricité, 11 milliards de dirhams seront mobilisés par OCP Group au cours des trois prochaines années pour développer une capacité de 11 Gigawatts (GW), peut-on lire dans son plan stratégique 2023-2027. Le tout pour s‘affranchir de l’importation d’ammoniac, nécessaire à la fabrication d’engrais, avec des installations propres. Mais au risque de faire doublon avec des instances dont ces secteurs sont le vrai métier, notamment le ministère de tutelle, l’ONEE, Masen…

Un État dans l’État?

Autre exemple d’un entrisme malvenu du géant des phosphates, la véritable razzia sur les projets de génie civil menée par sa filiale Jesa. Au lieu de s‘ouvrir sur le tissu entrepreneurial marocain, OCP Group préfère jouer en solo et, n’étant plus astreint par les règles des appels d’offres, accorde à sa filiale tous ses marchés d’ingénierie et de construction d’usines et de bâtiments. Les autres entreprises sont laissées sur la touche. Au risque de gabegie s‘ajoute le fait que ce modèle d’écosystème fermé sur lui-même ne contribue pas au développement des entreprises marocaines et peut même être considéré comme un moyen de les isoler et de les écarter. À l’arrivée, nombre d’entreprises marocaines de référence dans le bâtiment, l’ingénierie et le génie civil sont laissées sur le carreau et n’arrivent même pas à soumissionner. Est-ce ainsi que se comporte une entreprise patriote censée tirer l’économie nationale vers le haut?

Autre exemple, une enveloppe de 23,5 milliards de dirhams est prévue pour la réalisation d’un programme axé essentiellement sur des unités de dessalement et de réutilisation des eaux usées. Le but avoué est d’assurer l’autonomie d’OCP Group et de garantir sa transition vers les ressources en eaux non conventionnelles. Mais ce dont se targue l’entreprise au passage, c’est d’approvisionner en eau potable les villes d’El Jadida et de Safi. D’ici 2030, OCP Green Water, la filiale dédiée, vise une capacité annuelle de production de 630 millions de m3 d’eau dessalée, «afin de répondre à l’ensemble des besoins du groupe OCP, tout en contribuant à l’approvisionnement en eau des zones urbaines et agricoles avoisinantes», soulignait un communiqué d’OCP Group après une levée de fonds de 6 milliards de dirhams, réalisée le 21 avril dernier. Il serait intéressant de savoir ce qu’en pense réellement Nizar Baraka, ministre de l’Équipement et de l’Eau, qui se fait ainsi voler ses attributions.

Dans son complexe dédié à la production d’ammoniac vert, la plus grande entreprise marocaine prévoit la construction d’une usine d’électrolyseurs, méthode la plus utilisée dans la production d’hydrogène vert. Faisant fi de la tutelle, OCP a conclu des partenariats avec les groupes britanniques Oort Energy, fabricant d’électrolyseurs basé à Londres, et Chariot, dans des projets d’hydrogène vert.

En avril dernier, Mostafa Terrab a paraphé une association avec le géant minier australien Fortescue dans la cadre d’une joint-venture (JV) pour «fournir de l’hydrogène vert, de l’ammoniac vert et des engrais verts au Maroc, à l’Europe et aux marchés internationaux». Quatre projets sont déjà dans le pipe de la nouvelle entité.

La stratégie "verte" d'OCP Group en chiffres.

La bien-pensance voudrait que le groupe OCP joue un rôle d’éclaireur en menant des projets pilotes. Mais est-ce que c’est vraiment sa mission? N’y a-t-il pas une forme de condescendance, voire de mépris, pour les départements de l’État dont c’est la prérogative? «En agissant seul dans des secteurs très éloignés du cœur de son activité, Mostafa Terrab semble envoyer ce message à des opérateurs multisectoriels: vous êtes une bande de nuls et je sais faire mieux que vous», commente une source qui ajoute que le groupe OCP «produit jusqu’aux petits-fours qui sont servis dans les réceptions qu’il organise».

Ce faisant, non seulement le patron d’OCP croit pouvoir tout faire, ce qui est discutable, mais il empêche de facto la création d’un écosystème un tant soit peu favorable au développement des entreprises marocaines. OCP Group gère soit en interne, en enfantant des filiales à tout va, soit en faisant appel à des entreprises étrangères dans le cadre de contrats en gré à gré, sur fond de copinage. Le marché accordé de gré à gré par OCP au groupe canadien Procaneq pour la sous-traitance de services miniers, et pour lequel ce dernier a obtenu, le 3 juillet dernier, un prêt de 150 millions de dirhams auprès de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), s‘assimile à un large échange de bons procédés par l’entremise, notamment, d’un certain Jacques Attali, écrivain, futurologue et, surtout, mentor de Mostafa Terrab. Pour la petite histoire, Jacques Attali est un ancien président de la même BERD, dont il a été contraint de démissionner… après de nombreuses révélations sur son train de vie et le mode de gestion contesté de l’établissement.

Nous sommes bien loin de la littérature sur la création d’un environnement propice d’abord aux entreprises marocaines, Procaneq n’ayant rien de marocain. Et il existe des dizaines d’entreprises marocaines qui pourraient répondre aux besoins d’OCP, aux meilleures normes et à de meilleurs prix. Si l’on compare avec l’écosystème créé par Renault Maroc, et qui a permis le développement de plusieurs industries locales, le groupe phosphatier, sous la direction de Terrab, génère incompréhension et frustration. Et le slogan scandé par le groupe, voulant que «toutes ces initiatives contribuent à la mission d’OCP de devenir un leader dans l’industrie, tout en servant les priorités stratégiques du Maroc», ne tient pas une seconde face à l’épreuve des faits.

Boulimie sans limites

C’est loin d’être tout, puisque le vrai bébé de Terrab, c’est l’UM6P, l’illustration même de son caractère «no limit», mais aussi de ses glissements. Capitalisée à 37 milliards de dirhams, cette université d’excellence «a pris le pari de former une nouvelle génération de talents qui construiront et dirigeront l’avenir de l’Afrique, tout en contribuant à répondre aux défis mondiaux», s‘enorgueillit l’établissement. Centrée au début sur l’ingénierie à Benguerir, l’établissement ratisse désormais très large (sciences politiques, intelligence artificielle, santé…), se développe au Maroc (à Rabat, bientôt à Casablanca) et même à l’étranger, avec une première antenne internationale inaugurée à Paris, suivie d’une autre à Montréal. On retiendra que l’UM6P développe même un centre hospitalier universitaire à la pointe de la technologie et une clinique sportive.

Encore plus étonnant, le groupe investit même le secteur touristique. Comptez un établissement de luxe, le DoubleTree by Hilton, à Benguerir. Depuis 2019, OCP fait partie d’un «pôle hôtelier national», comptant le Fonds Hassan II et l’Office national des chemins de fer (ONCF), qui contrôle déjà un portefeuille de quatre hôtels, dont le fameux Mamounia de Marrakech.

Reste à prouver la rentabilité d’une telle dispersion et le bien-fondé social de ces actions. Ce sont là des dizaines de milliards de dirhams investis, alors que le cœur de métier du groupe phosphatier, à savoir la production et l’exportation des engrais, est à la traîne, bien loin derrière la Russie, la Chine, le Canada et les États-Unis, en dépit de réserves mondiales qui constituent un «scandale» dans la terminologie géologique. Avec la croissance démographique et la démultiplication des bouches à nourrir, c’est dans la production des engrais qu’OCP Group aurait pu concentrer ses efforts d’investissement pour, à la fois, générer davantage de recettes et accroître l’influence géopolitique du Maroc.

Les panégyristes de Terrab voudraient que la logique sous-jacente de cette démarche soit la synergie groupe et la stratégie verte, dont l’aboutissement va renforcer le leadership d’OCP Group dans le cadre d’une politique de coûts parfaitement maîtrisée. Sauf qu’ils sont nombreux à alerter sur un glissement, pour ne pas dire un dérapage. Parmi eux, Brahim Rachdi, économiste et avocat. «Sincèrement, je n’arrive pas à suivre cette diversification. Les phosphates jouent un rôle fondamental dans l’économie du pays. C’est indéniable. Mais qu’est-ce qui justifie qu’une société étatique puisse brasser plusieurs secteurs en même temps. Il faut qu’il y ait une stratégie claire, que je ne perçois pas, et des mécanismes de contrôle et de gouvernance. Il s‘agit de participations de l’État», affirmait-il. Professeur en géopolitique, Nabil Adil expliquait quant à lui une telle «audace» par l’absence d’un élément essentiel à tout manager s‘agissant du groupe OCP: la peur de perdre. À la fin de la journée, ce ne sont pas les fonds de Terrab qui sont engagés.

Un bref aperçu de l'écosystème OCP.

Pivot de cette dispersion, la Fondation OCP qui s‘active dans le développement social, le monde rural, la préservation du patrimoine national et culturel, la formation et la recherche, ainsi que la réflexion et la stratégie. Au Maroc et ailleurs. Les multiples programmes de développement de start-ups au Maroc, avec le bilan très relatif qu’on lui connaît, c’est elle. La Fondation, c’est également l’UM6P et un certain Policy Center for the New South, jadis OCO Policy Center, un think tank dont la liste des Senior Fellows n’a d’égal que le caractère grandiose et dispendieux des événements organisés, The Atlantic Dialogues étant un cas d’école en la matière.

La Fondation OCP revendique ainsi 350.000 bénéficiaires, mais le propre d’une fondation de philanthropie n’est-il pas l’impératif qu’elle soit portée, à juste titre, par des fonds privés? Les capitaux d’OCP Group étant publics, la question sur le mélange des genres se pose. Celle d’un mécénat à géométrie variable également, assujetti à l’humeur du patron.

Même le football n’échappe pas à cette boulimie. La surprise a été grande en plein mois d’août 2024, quand le groupe phosphatier a annoncé la création d’une entreprise dédiée au développement et à la professionnalisation du football. Baptisée Evosport, cette nouvelle structure portée par l’UM6P a pour objectif d’investir dans les talents et l’infrastructure de pointe.

Difficile de trouver un secteur qui échappe à la boulimie du patron d’OCP Group. Les trois opérateurs de téléphonie dans le pays cachent mal leur malaise quand ils ont découvert un concurrent non reconnu par l’ANRT. Cherchant à rentabiliser le centre de données (Cloud) de l’OCP, Mostafa Terrab a en effet répondu à des appels d’offre qui étaient jusque-là limités aux opérateurs télécoms.

«Mes» piscines, mes règles

Pendant ce temps, certaines attitudes trahissent une vision un peu trop personnelle de la chose. Les dirigeants de la Fédération royale marocaine de natation, au chevet d’une discipline en manque d’infrastructures et de ressources, n’en reviennent toujours pas de la fin de non-recevoir opposée à leur demande d’accès à la rutilante piscine olympique de l’UM6P-Rabat, aux normes internationales, pour les entraînements de la sélection nationale, nous confie une source ayant participé aux négociations sur le sujet.

Une autre étouffe encore de rage en se rappelant que, pour éviter de tels agacements, Mostafa Terrab a fait raccourcir de quelques centimètres la longueur de la piscine de l’UM6P Rabat et agi de même lors de la construction d’une piscine dans une salle couverte à l’UM6P Benguerir. L’astuce: faire en sorte que la taille desdites piscines soit un tantinet inférieure aux normes olympiques, les rendant ainsi inaptes aux entrainements de la sélection nationale.

Pour qu’une piscine puisse être homologuée comme «olympique», il faut obligatoirement qu’elle réponde à certains critères, soit une longueur de 50 mètres, une largeur de 25 mètres et une profondeur de 2 mètres minimum. Le tout avec 10 couloirs de 2,5 mètres chacun. Qu’a donc fait le CEO d’OCP? Ordonner que la longueur du bassin soit raccourcie… de 20 petits centimètres. Et comme une «piscine olympique-20 cm» n’en est pas une, l’équipe nationale ne peut s‘y entraîner. CQFD. C’est brillant, et le sens pointu du détail est à saluer, mais est-ce digne d’un homme qui se veut patriote et déterminé à porter très haut les couleurs nationales?

Autre monstruosité, implantée au cœur d’une zone protégée, soit la palmeraie de Marrakech: Dar Phosphate. C’est là, sur un terrain de 10 hectares, qu’OCP Group a installé un complexe bétonné pour accueillir diverses représentations (workshops, conférences, formations, séminaires de haut niveau international…). Alors que la palmeraie de Marrakech est un site protégé et qu’afin de le préserver, il est interdit d’y lotir sur moins d’un hectare, Mostafa Terrab y a commis un saccage environnemental.

Au moment où tous les efforts, matérialisés par un Programme de sauvegarde et de développement de cette vaste plantation de palmiers dattiers, tentent de limiter sa dégradation par la reconstitution du patrimoine palmier et la limitation de l’urbanisation, le «très engagé» OCP Group y édifie une bâtisse tentatculaire qui rajoute à la déperdition. Aujourd’hui, plus de 70% de la superficie de la palmeraie «classée et protégée» est perdue.

Le complexe Dar Phosphate d'OCP Group à la Palmeraie de Marrakech.

Autre qualité que Terrab n’a décidément pas: la sobriété. En témoigne son train de vie excessivement coûteux, l’homme s‘autorisant les excès les plus fous au nom de ses missions et de l’entreprise publique qu’il représente. «C’est ahurissant», témoigne un fin connaisseur du personnage, lui-même issu de la haute société marocaine. C’est dire. «Terrab évolue dans la même sphère que Richard Branson, l’iconique patron de l’empire Virgin, ou Jeff Bezos, le fondateur et principal actionnaire du géant Amazon. C’est du très lourd. Sauf que c’est avec des fonds publics et non avec son propre argent qu’il joue», explique ce connaisseur, pour nous donner un ordre de grandeur et d’écart.

Dans le détail, un jet privé, un Gulfstream, est loué pratiquement à l’année et lui sert de moyen de transport pour ses innombrables déplacements à travers le monde, notamment auprès de ses amis américains. Des millions de dirhams sont ainsi alloués à ce seul poste de dépenses. À cela s‘ajoutent les nombreux événements organisés au Maroc et, surtout, à l’étranger. The Atlantic Dialogues, donc, qui en sont cette année 2025 à leur 14ème édition. À chaque fois, ce sont petits plats dans les grands, personnalités de haut vol –ils étaient 500 venus de 80 pays en décembre 2023, cérémonies à la Mamounia, large couverture médiatique… Le tout à grands frais.

Les nombreux déplacements de Mostafa Terrab aux États-Unis auraient pour justification le fait que c’est à Washington que se joue l’avenir de la filière phosphate, et donc de l’entreprise publique, et que c’est en Amérique du Nord que se trouvent ses clients, mais aussi ses concurrents. Le CEO se targue de son long épisode américain et de ses connexions de l’autre côté de l’Atlantique, qui lui permettent d’accéder à des écosystèmes méconnus des Marocains. Pourquoi donc OCP Group peine-t-il à s‘imposer? En mai dernier, le département du Commerce des États-Unis a relevé les droits de douane sur les engrais marocains, passant de 2,12% à 14,21%.

Les mauvaises langues prétendent que les voyages, les événements et les très chères agences de relations publiques et de communication, notamment parisiennes, servent un autre dessein: soigner l’image de Mostafa Terrab et préparer le jour d’après. Certains y voient l’ambition de revenir aux États-Unis, mais par la grande porte, soit avec une chaire spéciale à Harvard ou au MIT. On avouera que ce serait pour lui une belle fin de carrière. Et une relance vitale pour OCP Group.

Par Tarik Qattab
Le 06/05/2025 à 07h59