Parution. «Histoire des Algéries, des origines à nos jours» de Bernard Lugan: une historiographie qui bouscule les certitudes

L'historien et universitaire Bernard Lugan. (A.Et-Tahiry/Le360)

Dans «Histoire des Algéries, des origines à nos jours», Bernard Lugan entreprend un travail monumental: restituer l’histoire réelle de l’Algérie, en dehors des dogmes et des récits officiels réécrits à partir de 1962. S’appuyant sur une documentation riche et une analyse méthodique, l’auteur s’attaque à cette question et propose une lecture renouvelée de l’histoire algérienne. Loin des mythes et sans concession.

Le 06/03/2025 à 09h05

L’essai «Histoire des Algéries, des origines à nos jours» s’impose comme une contribution essentielle à l’historiographie algérienne. Publié en 2025 aux éditions Ellipses (Paris), cet ouvrage académique, rigoureux, de Bernard Lugan explore avec précision un sujet à la fois complexe et passionnel, apportant un éclairage documenté sur les dynamiques historiques qui ont façonné l’Algérie à travers les siècles.

L’Algérie, explique-t-il en préambule, n’a jamais été une entité homogène, et encore moins une formation politique unifiée sous une autorité «nationale» avant la colonisation française. Elle ne possédait ni nom, jusqu’en 1839, ni frontières définies, ni pouvoir centralisateur capable d’unifier une mosaïque de territoires épars et se constituer en un État-nation. C’est précisément cette diversité et cette fragmentation que Bernard Lugan met en avant en parlant des «Algéries», au pluriel. À travers une fresque historique ambitieuse, il lève le voile sur les mythes fondateurs de l’Algérie contemporaine, en interrogeant les récits qui ont servi de socle à sa construction identitaire après l’indépendance.

La thèse des «Algéries»

Dans la première moitié de l’ouvrage, enrichie de documents d’archives et d’illustrations cartographiques, Bernard Lugan explore les différentes périodes ayant précédé l’indépendance algérienne, analysant les époques historiques qui ont façonné le territoire avant 1962. Berbères, Romains, Byzantins, et notamment les Ottomans récents qui ont passé plus de trois siècles sur le territoire. À l’arrivée des Français, en 1830, celui-ci n’avait jamais été unifié. Ces «diversités historiques et ethniques ont fait obstacle à un processus de fusion nationale», écrit Lugan. Ainsi, rappelle-t-il, «nulle part, la prière n’était donc dite au nom d’un chef algérien, car, à l’époque, la “nation algérienne” n’existait pas». Une partie du pays à l’Ouest prononçait la prière au nom du Sultan du Maroc, tandis qu’à l’Est et à Alger elle était dite au nom du Sultan ottoman, via le Dey d’Alger, qui gouvernait sous l’autorité du Sultan d’Istanbul. Le territoire algérien a toujours été morcelé: «Après l’islamisation et durant les trois premiers siècles de colonisation ottomane, l’Ouest semblait reconnaître l’autorité spirituelle du Sultan du Maroc, quant à l’Est, il était tourné vers le Sultan d’Istanbul.»

Bernard Lugan s’interroge dès lors sur l’histoire officielle algérienne écrite depuis 1962, basée faussement sur «l’affirmation d’un passé ancré dans une ancienneté pré-étatique postulée et largement fantasmée». Ainsi, relève-t-il que les manuels d’histoire utilisés dans les écoles et lycées du pays considèrent Jugurtha, né en 160 av. J.-C. à Cirta, dans l’actuelle Constantine, est «le premier résistant algérien»; que la nation algérienne, forte et unie, existe depuis le 8ème siècle; ou que la période ottomane est celle «de la gestation nationale algérienne»… Des anachronismes qui ne résistent guère à la démonstration luganienne ni à l’Histoire.

La colonisation française comme créatrice de la conscience patriotique algérienne

On entend dire depuis Charles de Gaulle: «C’est la France qui a créé l’Algérie!» ou «l’Algérie est une création coloniale». Soit. Mais ces propos «politiquement incorrects» qui circulent largement, même chez les historiens, n’avaient jamais été confrontés et évalués par une méthode historique. Et si les réalisations coloniales françaises en Algérie sont dûment documentées, jamais l’angle universitaire académique, avant «Histoire des Algéries», n’avait osé poser de manière directe, et sans filtre, la problématique. Sujet tabou au cœur de la question de la mémoire, et des remous de l’actualité.

Lugan développe une lecture historique qui voit l’Algérie comme une construction coloniale, avec des divisions internes profondes qui ont empêché la naissance d’un État unifié avant l’intervention française. Il écrit à ce sujet: «Ce fut la France qui rassembla ces ensembles (la mosaïque des territoires, des ethnies, des cultures, NDLR), notamment à travers une ambitieuse politique de désenclavement routier». Il en veut pour preuve qu’à la prise d’Alger en 1830, le territoire ottoman était fracturé en plusieurs entités autonomes, principalement: la Régence d’Alger et les beyliks de Constantine, d’Oran et de Titteri, relativement indépendants les uns des autres et ne disposant pas d’un socle commun unifié. La colonisation française a introduit le réseau routier et ferroviaire pour relier les grandes villes et désenclaver les territoires, une administration centralisée qui a progressivement imposé une logique unitaire et une homogénéisation économique de la monnaie et des marchés.

«Ce fut elle qui, en 1839, donna son nom aux territoires: Algérie». C’est en effet le maréchal Soult, ministre de la Guerre sous Louis-Philippe, qui proposa officiellement le nom «Algérie», dérivé du nom de la ville d’Alger. Ce fut un acte administratif qui fixa une identité territoriale nouvelle.

«Ce fut encore la France qui en traça les frontières. À l’Ouest, en amputant territorialement le Maroc du Touat, du Tidikelt, du Gourara, de Tindouf, de Béchar, de Tabelbala, etc.; au Sud, en l’ouvrant sur un Sahara qu’elle n’avait, et par définition, jamais possédé»: avant la colonisation, les frontières algériennes n’étaient pas définies. La France, en établissant l’Algérie comme colonie française, a délimité ses frontières de manière précise, notamment à l’Ouest. L’historien revient sur les péripéties des différents accords franco-marocains et l’histoire des traités frontaliers litigieux entre le Maroc et l’Algérie (encore) française, laissant apparaitre l’énorme travail de réécriture, de falsification et de propagande algériennes, entrepris pour préserver le très fragile nouvel État-nation.

Un ouvrage qui fait mal au récit national officiel de l’Algérie

La critique formulée ici par Lugan repose sur l’idée que l’histoire officielle algérienne, écrite après 1962, a construit un récit national fantasmé, cherchant à légitimer une continuité historique qui n’existait pas réellement sous une forme étatique avant la colonisation française. Après l’indépendance, le pouvoir militaire algérien a tenté d’unifier la nation sous un récit national unique. L’historiographie algérienne post-indépendance aurait réinterprété le passé pour justifier l’existence d’une nation algérienne ancienne et cohérente. Selon l’historien, l’affirmation d’une Algérie unifiée avant 1830, relève d’une rétroprojection idéologique, construite après l’indépendance pour asseoir la légitimité du pouvoir nationaliste. Le régime algérien a structuré plusieurs axes exhaustivement étudiés dans «Histoire des Algéries»:

- Une continuité historique depuis l’Antiquité, avec une insistance sur les royaumes numides (Massinissa, Jugurtha) comme ancêtres de la nation algérienne.

- Une lecture du passé où l’Algérie est présentée comme une entité résistante face aux invasions (romaine, arabe, ottomane, française), ce qui renforce l’idée d’une identité nationale préexistante.

- Une volonté d’effacer l’idée que l’Algérie aurait été une construction coloniale, en mettant en avant une lutte permanente pour l’indépendance qui dépasserait le simple cadre du combat contre la France.

D’où l’impossibilité de réviser cette histoire officielle devenue dogme. Et, ajoute l’auteur: «Voilà donc pourquoi le “travail de mémoire commun” si cher à la France n’a pas abouti. En effet, quand Paris ouvre largement ses archives, Alger ferme les siennes.»

La Guerre d’Algérie et la lutte des militaires pour le pouvoir

L’éclairage historique de Bernard Lugan aurait été incomplet s’il n’avait abordé, dans toute la seconde moitié de l’ouvrage, la période de la guerre d’indépendance et ensuite les années de Boumediene, Ben Bella, Bendjedid, la «parenthèse» Boudiaf, Zeroual et jusqu’à la période Bouteflika et de l’actuel président Abdelmadjid Tebboune. Tout est passé au crible fin. «Matrice du “Système” algérien», écrit l’auteur, l’histoire officielle «occulte ce qui s’est passé durant la guerre d’indépendance» et notamment l’épuration ethnique des Européens. Tout est encore ici sourcé.

Selon Bernard Lugan le point d’orgue de la réécriture de l’histoire est atteint avec «la légitimation du coup d’État de l’été 1962» mené par Houari Boumediene qui «couronne la construction du roman national algérien». Toute tentative de remise en question de cette histoire est considérée comme une attaque contre la légitimité du pouvoir en place. Cela explique pourquoi certains sujets sensibles, comme les divisions internes du FLN, les assassinats politiques, ou les violences commises par le mouvement indépendantiste, sont occultés ou tabous. L’Algérie refuse d’ouvrir ses archives, notamment celles concernant les purges internes du FLN, avec l’assassinat de plusieurs figures nationalistes historiques légitimes, et devenues dissidentes, le rôle du MALG (services secrets du FLN) et de ses opérations clandestines et les exactions commises contre les colons, les harkis ou les opposants algériens.

Mais tout autant la vieille histoire des siècles passés est intouchable. Évoquer les frontières ou le passé colonial français et ottoman, comme l’a fait l’écrivain Boualem Sansal, c’est toucher à l’intégrité de la nation algérienne. Lugan souligne que l’histoire officielle n’est pas seulement une construction nationale, mais un outil de pouvoir. Le régime algérien utilise la mémoire de la guerre d’indépendance pour légitimer sa domination politique, justifier son autorité en tant qu’héritier exclusif de la Révolution et enfin entretenir un discours anti-français, qui permet de mobiliser l’opinion publique en cas de crise interne.

La rigidité du récit officiel fait que l’histoire algérienne reste un champ de bataille politique, où la mémoire est instrumentalisée par le pouvoir. Cette situation explique, selon l’historien, l’échec du travail de mémoire commun entre la France et l’Algérie. Tant que le récit officiel algérien restera non négociable et intouchable…

Un ouvrage essentiel pour les recherches contemporaines sur l’Algérie

«Histoire des Algéries» s’impose dans le champ des recherches actuelles sur l’Algérie, en offrant une lecture rigoureuse et nuancée de son présent, tout en éclairant les dynamiques qui structurent son passé. Loin d’un simple récit chronologique, l’ouvrage de 298 pages tisse des liens entre les différentes périodes historiques, mettant en évidence les continuités et les ruptures qui ont façonné l’Algérie à travers les siècles. Toutefois, cette érudition n’entrave en rien la lisibilité de l’ouvrage: Lugan adopte un ton décomplexé et fluide, rendant la lecture agréable et accessible à un large public. Il parvient à conjuguer précision et clarté, offrant un récit vivant et captivant, où la rigueur scientifique n’exclut pas le plaisir de lecture. De plus, les cartes, documents et notes qui accompagnent le texte enrichissent encore davantage l’exégèse historique, offrant des pistes d’analyse supplémentaires et permettant au lecteur d’approfondir certaines thématiques. Cette approche fait de «Histoire des Algéries» un ouvrage de référence dont il faut absolument disposer.

«Histoire des Algéries: des origines à nos jours», Bernard Lugan, éditions Ellipses, 2025. Prix public en France: 26 euros. Bientôt disponible au Maroc.

Par Karim Serraj
Le 06/03/2025 à 09h05