Salim Jay est un observateur privilégié des croisements culturels. Auteur d’une vingtaine d’écrits, de dictionnaires et d’anthologies, il a consacré sa carrière à explorer les littératures du Maghreb et au-delà, avec une attention particulière aux thèmes de l’exil et de l’identité hybride. Son anthologie «Migrations et littératures du monde», parue en 2025 aux éditions La Croisée des chemins en partenariat avec le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), s’inscrit dans cette veine. En 204 pages, elle rassemble environ 30 voix d’écrivains du monde entier et 21 nationalités, prolongeant son précédent recueil «Littératures méditerranéennes et horizons migratoires» (2011), qui comptait déjà soixante textes. Ici, Jay élargit le champ à des régions variées: du Maghreb à la Somalie liée à l’Italie, de l’Irak et de la Syrie au Cameroun, aux États-Unis, au Mexique, à la Hongrie, au Sénégal et à la Guinée.
Les récits, tirés d’expériences personnelles ou de témoignages, dépeignent les «tenants et aboutissants intimes de la migration», comme le souligne l’éditeur. Sans être exhaustive, cette sélection illustre la diversité des expériences migratoires, questionnant l’idée que «la Terre est notre adresse» et aspirant à un monde où «personne, nulle part, ne soit parqué chez soi».
L’anthologie met en lumière des thèmes universels: le déracinement, la quête d’identité, les blessures de l’exil, mais aussi l’espoir et la résilience. En les juxtaposant, l’anthologie crée un chœur fraternel qui transcende les frontières, illustrant le vers du Tétouanais Mohamed El Jerroudi: «Tu as tous les rivages du monde pour accéder un jour au cœur de ton pays natal». Cette œuvre, publiée dans un contexte de débats mondiaux sur l’immigration, évite les pièges du manichéisme en présentant des perspectives nuancées, où l’exil est à la fois enfer et renaissance.
Les thèmes de la migration: déracinement et quête d’identité
Un axe central de l’anthologie est le déracinement, souvent forcé par des circonstances personnelles ou sociopolitiques. Jay sélectionne des textes qui montrent comment la migration n’est pas toujours un choix économique, mais une réponse à des persécutions intimes. Prenez «Badawi» de Mohed Altrad, franco-syrien dont le récit autobiographique dépeint l’enfance d’un bédouin rejeté: «Il n’était plus à Raqqah, il n’était plus le petit Badawi dont on pouvait se moquer.» Du désert syrien à l’exil en France, où le protagoniste, Maïouf (devenu Zaher, le victorieux), brise les chaînes de la misère et de l’humiliation familiale. Né d’une mère répudiée, élevé dans la pauvreté, il brave les traditions pour étudier, obtenant une bourse pour la France. Jay utilise ce texte pour illustrer comment l’exil forge une nouvelle identité, mais au prix d’une «blessure» persistante – un thème récurrent dans l’anthologie.

De même, George Orwell, dans «Dans la dèche à Paris et à Londres» (1933), offre un regard cru sur la pauvreté migrante dans l’Europe des années 1920. Orwell, explorant les bas-fonds des deux capitales, décrit la vie des ouvriers et vagabonds: «Il est avéré que jamais, ou presque jamais, une femme ne jette les yeux sur un homme beaucoup plus pauvre qu’elle.» Cet extrait, tiré de ses expériences comme plongeur à Paris, révèle la hiérarchie sociale impitoyable et la faim permanente. Jay inclut Orwell pour élargir le spectre temporel, montrant que les migrations économiques des années 1930 résonnent avec celles d’aujourd’hui. L’âpreté du vécu – travail harassant de 17 heures par jour, crasse derrière le luxe des hôtels – souligne comment la migration expose à l’exploitation, un motif que Jay relie aux geôles libyennes ou aux déserts traversés par d’autres auteurs.
Chez Abdoulaye Soumah, guinéen, «Je ne voulais pas partir» (2025) incarne l’exil forcé par des conflits familiaux. Soumah écrit: «Le 4 février 2022, Abdoulaye part de Conakry avec sa petite amie, Fatoumata. Il a dix-neuf ans, elle en a dix-sept. Ni l’un ni l’autre n’avaient l’intention de quitter la Guinée.» Cet exil en 2022, marqué par la polygamie et les clivages religieux, mène à une errance de 18 mois. Ce départ, motivé par une persécution liée à un mariage mixte (mère chrétienne, père musulman) et à la haine d’un demi-frère, transforme un voyage en odyssée tragique: escroqueries, racisme, viols, prisons infâmes au Mali, en Algérie, en Libye. Jay utilise cet extrait pour humaniser les «migrants», montrant que derrière les statistiques se cachent des drames intimes. La tempête en Méditerranée symbolise l’incertitude, et l’arrivée en Europe, un mélange d’espoir et de désillusion.
Jay juxtapose cela à Torga, dont «Senhor Ventura» évoque l’émigration portugaise: «Monsieur Ventura y allait pour se mortifier et pour se venger», un «picaro» divisé entre Orient rêvé et Alentejo pacifique, mais aride, devenant une quête de mortification et de vengeance, et illustre l’écartèlement migratoire, thème universel chez Jay. Ces thèmes se croisent avec la résilience. Dans «Senhor Ventura», le protagoniste portugais, aventurier en Orient, retourne au pays pour redresser des torts: «J’ai fini par m’apercevoir qu’au lieu de couvrir d’anathèmes certaines erreurs, il vaut mieux les comprendre dans leur contingence et tenter de les atténuer.» Jay intègre Torga pour évoquer le retour, souvent nostalgique, mais conflictuel, comme chez Mohammed Khaïr-Eddine. Ce dernier, dans «Ce Maroc!» (1975), reflète son propre retour en 1979 après l’exil en France: subversif, inclassable et dénué de toute complaisance, Mohammed Khaïr-Eddine a voulu ‘écrire sur les plaies du monde. Ses écrits, imprégnés de violence et d’amertume, capturent l’aridité du Sud marocain et l’expérience d’immigré ouvrier en banlieue parisienne.
Jay structure l’anthologie pour que ces voix dialoguent, formant un tableau nuancé des migrations. Le déracinement n’est pas uniformément tragique; il peut être libérateur, comme pour Altrad qui devient ingénieur en France. Pourtant, l’anthologie n’occulte pas les controverses: les sociétés d’accueil exploitent (Orwell), les origines persécutent (Soumah), et le retour peut être illusoire (Khaïr-Eddine). Cette approche, empathique à toutes les parties, rend l’œuvre approchable pour un large public.
La diversité des voix: un chœur global et culturel
L’une des forces de «Migrations et littératures du monde» réside dans sa diversité géographique et stylistique, reflétant des imaginaires pluriels. Jay, en critique averti, sélectionne des auteurs de contextes variés, évitant une focalisation eurocentrique.
Jay organise ces voix en sections thématiques implicites, favorisant un dialogue: l’exil africain (Soumah) converse avec l’asiatique (Torga via Chine), le moyen-oriental (Altrad) avec l’européen (Orwell). Cette diversité, enrichie d’anecdotes, crée un tableau empathique, diplomatique, reconnaissant les controverses sans moraliser.
Les récits traduisent la double filiation (familiale et culturelle) qui unit les migrants à leurs pays d’origine et d’accueil, ainsi que la difficulté de transmettre un héritage biculturel. La question linguistique occupe une place centrale: chaque auteur évoque à sa manière «la langue de l’exilé». Les extraits traduits dans l’anthologie reflètent cette diversité linguistique non seulement par l’origine des textes (écrits initialement en arabe, français, anglais, espagnol, portugais, etc.), mais aussi par des stratégies stylistiques mêlant plusieurs idiomes. Certains textes intègrent par exemple des formules en langues locales (darija, amharique, wolof…) ou des voix intérieures bilingues, témoignant du plurilinguisme comme ressource littéraire et fracture intime.
La tension entre mémoire et oubli, entre nostalgie et volonté d’invention, est également omniprésente. Les auteurs interrogent la manière dont «on est un être humain et que la Terre est notre adresse». Ils imaginent une appartenance globale où chacun pourrait être «chez soi» partout sur la planète. Ce thème cosmopolite – revendiqué par l’anthologie comme un idéal d’humanité commune – fait écho aux théories littéraires postcoloniales qui voient dans les récits migratoires une «fiction de l’inconfortable» permettant de dissiper les frontières nationales et de briser la logique binaire du «nous» contre «les autres».
La diversité linguistique est un autre choix éditorial manifeste: bien que tous les textes soient traduits en français pour l’édition, leurs langues originales sont multiples, ce qui permet de faire entendre d’emblée la multiplicité des voix. Cette stratégie éditoriale ne vise pas seulement une vitrine exotique des littératures migrantes, mais entend affirmer que la littérature mondiale se définit au croisement de langues et cultures.
Un élément dominant est le mélange des registres: de nombreuses voix migrantes sont à cheval entre plusieurs traditions littéraires. Par exemple, certains auteurs africains ou du Moyen-Orient utilisent une syntaxe influencée par l’oralité de leur langue maternelle, même dans une traduction française, ce qui donne aux récits un rythme particulier. D’autres, comme l’Iraquien exilé ou le Somalien, peuvent être marqués par les courants postcoloniaux en vigueur en Europe (absurde, réalisme noir) tout en y injectant des références mythiques ou religieuses de leur culture d’origine. Cette hybridité stylistique est implicite dans la plupart des textes: on perçoit la juxtaposition de codes occidentaux et de retours aux sources traditionnelles.
On y trouve des influences postmodernes (fragmentation, métissage narratif), des accents de réalisme social, ainsi que des relents de protest-song littéraire (impliquant la dénonciation des inégalités ou des guerres). Du point de vue esthétique, elle illustre la notion de «littérature sans résidence fixe» ou de « nouvelle littérature mondiale » proposée par certains théoriciens: des œuvres qui ne sont pas rattachées à un endroit par leur origine, qui voguent entre les cultures, et sont imprégnées par une expérience du monde. Par leurs formes variées et leur contenu pluriculturel, ces textes incarnent bien la double exigence que Kerst Walstra et Elke Sturm-Trigonakis ont identifiée pour la littérature dite «mondiale»: d’une part le plurilinguisme, d’autre part l’évocation de la globalisation dans le récit.
«Migrations et littératures du monde», Salim Jay, 204 pages. La Croisée des chemins/CCME, 2025. Prix public: 110 DHS.












