Ce beau-livre est bien plus qu’un hommage aux artistes et aux lieux de mémoire: il est une invitation à redécouvrir un Maroc vibrant et intemporel. Signé par Abdeljalil Lahjomri, secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc, cet ouvrage d’exception entrelace histoire, peinture et mémoire nationale. À travers les sites emblématiques du patrimoine marocain -le Chellah, les Oudayas, Salé, etc.- et l’univers des peintres marocains, l’auteur dresse une fresque où les ruines du passé résonnent avec les toiles modernes, tissant un dialogue entre l’héritage et la créativité. «Je vous parle des temps (presque) heureux» n’est pas seulement un hommage aux artistes et aux lieux de mémoire: il est une plongée poétique et érudite dans l’âme du Maroc, où chaque pierre, chaque couleur, chaque trait de pinceau raconte une histoire.
L’ailleurs des peintres: une quête de sens
Abdeljalil Lahjomri s’interroge: comment expliquer «la vitalité de la création picturale du Maroc depuis 1956 et la première exposition collective à la galerie La Mamounia (…) qui avait réuni quelques peintres comme Jilali Gharbaoui, Farid Belkahia et Mohammed Ben Allal»? Cette question révèle la dynamique profonde qui a fait éclore une identité picturale propre au Maroc.
Pour réécrire cette histoire, l’auteur adopte une approche sémiologique, scrutant chaque artiste dans sa singularité, mais aussi «en interaction avec les autres peintres», précise-t-il. À la manière d’un texte barthien, chaque signe vit en soi tout en étant partie intégrante d’un tout plus vaste qui l’influence. L’art devient ainsi à la fois personnel et collectif. Chaque artiste, avec son univers propre, dont Abdeljalil Lahjomri présente quelques belles toiles dans l’ouvrage, contribue à une fresque nationale en constante évolution, nourrie par une effervescence artistique toujours renouvelée.
Hommage aux pionniers: Tanger, carrefour des influences
Cette naissance artistique ne s’est pas faite en vase clos. Le Maroc, terre de lumière et d’inspiration, a vu émerger une peinture de chevalet, portée par des peintres étrangers installés dans le pays. Comme le souligne Lahjomri, «des peintres étrangers résidant au Maroc, comme Jacques Majorelle, Jean Azema ou Mariano Bertucci, pour ne citer que ceux-là, avaient œuvré à l’apparition d’une peinture de chevalet et encouragé des peintres comme Mohammed Ben Allal, Abdelillah Ouazzani, Ahmed Drissi, My Ahmed Yacoubi (encouragé par Paul Bowles, voire par Francis Bacon)».
Cette histoire nationale s’ancre d’abord dans le Tanger cosmopolite des années 1930, carrefour de cultures et de rencontres, où Mohammed Ben Ali R’bati s’impose comme «le premier peintre marocain à oser la peinture comme mode d’expression plastique spécifique et qui en 1936 ouvrit une galerie qu’il anima lui-même, jusqu’à son décès».
Jeunes et déjà maîtres: l’audace d’une génération
Après l’indépendance commence une «époque de toutes les promesses, mais avant tout de toutes les audaces», une période où les artistes marocains osent tout, repoussant les conventions et brisant les tabous. Amine Demnati, artiste prodige fauché en pleine ascension en 1971, incarne cette ferveur. Son œuvre ne lésine pas à représenter, dans un hammam, une «femme aux seins gonflés de désir, les yeux baissés sur des jambes généreuses, les deux bras caressant une chevelure parfumée aux herbes purificatrices», une représentation sensorielle et vibrante, où l’intime rejoint l’érotisme.

D’autres figures pionnières marquent cette époque d’émulation et d’avant-garde: Ahmed Cherkaoui et Jilali Gharbaoui, véritables précurseurs de l’art pictural marocain, s’imposent avec des œuvres qui questionnent, provoquent et réinventent les codes de la modernité artistique du pays.
Hassan El Glaoui: l’épopée équestre
Hassan El Glaoui, décrit comme un «passeur discret de l’entre-deux rives», est célébré pour son «élan» et sa capacité à capturer «l’envolée céleste» du cheval marocain. Ses toiles, peuplées de «mouvements et tourbillons fascinants des chevauchées, de la liberté, des couleurs intenses», laissent à la postérité des «épopées équestres». Lahjomri y voit l’incarnation de ce que le philosophe Lucien Jerphagnon appelle «la chevalité», «l’essence du cheval ou ce que les platoniciens appelleraient l’idée du cheval». Dans ses œuvres résonnent «le bruit et le frôlement des cavaliers», une symphonie visuelle et émotionnelle.
Mohamed Melehi: la modernité en mouvement
Mohamed Melehi, dont le crédo fut «de la modernité avant toute chose», a affirmé son talent en parcourant le monde, de Rome à New York, en passant par Casablanca, «brisant ainsi, par la peinture, tous les tabous». Lahjomri décèle dans son travail «le motif de l’onde qui s’imposa à lui», une obsession qui envahit ses toiles et devient une signature visuelle. Pourtant, derrière ces lignes modernes et inattendues, se cache un conteur. Melehi, à travers ses œuvres, raconte des histoires, révélant une dimension narrative souvent occultée par l’abstraction de ses formes.
Lieux de mémoire: pierres vivantes du passé
À Chellah, le poète se laisse envoûter par la stèle funéraire d’Abou Yacoub Youssef le Mérinide, un monument silencieux qui semble pourtant parler à travers les siècles. Cette stèle devient l’objet d’un dialogue philosophique, où chaque fissure, chaque inscription, est une invitation à voyager dans le temps. Les pierres, muettes en apparence, se transforment en mots gravés dans l’éternité, racontant des histoires de pouvoir, de gloire et de déclin.
Rabat, la ville impériale, est évoquée comme une histoire inachevée, une toile encore vierge où les récits du passé et du présent s’entremêlent. La ville apparaît comme un espace en friche peuplé d’esprits vagabonds, fantômes d’un âge révolu qui errent entre les murs des anciens palais et les ruelles de la médina.
À Aghmat, l’auteur ressuscite l’histoire tragique d’Al-Mo’ataid Ibn Abbad, figure emblématique de l’Andalousie musulmane, dont l’exil au Maroc symbolise les liens indéfectibles entre les deux rives de la Méditerranée. L’auteur souligne avec une profonde justesse que «l’histoire d’Al-Andalus est inséparable de celle du Maroc», deux facettes d’une même réalité historique.
Aux Oudayas, le récit prend une tournure plus énigmatique avec l’évocation d’Ahmed Al-Alj Al-Inglizi, un converti qui servit le sultan Sidi Mohammed Ben Abdellah. Cette figure méconnue semble éclipser celle de Théodore Cornut, l’architecte français officiellement reconnu comme le maître d’œuvre de Mogador. Al-Inglizi, par son rôle discret, mais essentiel, apparaît comme le véritable «bâtisseur de Mogador».
Une mémoire en mouvement
Ce livre parvient à faire dialoguer la peinture et la pierre, et les vestiges du passé trouvent une seconde existence dans la forme picturale, conférant à l’œuvre une dimension où mémoire et création se fondent en un même souffle. L’auteur y explore la manière dont l’art peut non seulement représenter l’Histoire, mais aussi la réinterpréter, la recomposer et la réinventer, offrant ainsi une lecture renouvelée du patrimoine.
Dans cette dynamique de réflexion sur la mémoire et l’écriture, il convient de rappeler les œuvres d’Abdeljalil Lahjomri, qui s’inscrivent dans une même quête intellectuelle. À travers «Mes chroniques inutiles» (éd. Eddif, 2000), il livre une vision acérée du monde, oscillant entre l’anecdote et la méditation, tandis que «Pleure Aïcha, tes chroniques égarées» (éd. Malika, 2001) plonge le lecteur dans une errance littéraire où l’Histoire et le destin individuel s’entrelacent avec une mélancolie subtile. Ses écrits, empreints de finesse et d’érudition, s’apparentent à une cartographie des fragments du temps, où chaque chronique agit comme un écho du passé résonnant dans le présent.
«Je vous parle des temps (presque) heureux», de Abdeljalil Lahjomri, 206 pages. Éditions Quid, 2025. Prix public: 120 DH.