2004. Aïd al-Adha. Des attentats terroristes à la chaine dans le monde, ambiance paranoïaque. J’ai été à l’aéroport accueillir deux experts d’un organisme international, invités à partager mon déjeuner.
À Casablanca, l’un d’eux, visage blême, effrayé: «Qu’est-ce qui se passe?» Des bouchers, marchant tranquillement, tabliers tachés de sang, couteaux, seaux desquels dépassaient des boyaux dégoulinants. Certains transportaient sur leur épaule une peau de mouton à l’envers, tel un cadavre.
Pour moi, image banale. Pour lui, des terroristes opérant tranquillement dans les rues!
Une scène que nous ne verrons pas cette année.
Une joie pour nos ménagères. Cette fête est une corvée. Pour les couples qui angoissent pour le prix du mouton, vendent des biens, contractent un crédit payable sur un an, en attendant le prochain. Creuser un trou pour en boucher un autre, au nom d’un rituel non obligatoire, mais imposé par des pseudo-religieux qui culpabilisent les croyants crédules.
Un bonheur pour les jeunes qui ne voient pas l’utilité du sacrifice, mais payent sous la pression sociale.
Les jeunes couples ou célibataires qui ont toujours souhaité prendre des vacances au lieu de dépenser leur argent pour un mouton dont la viande n’est pas toujours appréciée par ces consommateurs des fast-foods.
Heureux également ceux qui redoutaient de passer trois jours en famille, à manger de la viande, au lieu d’aller respirer l’air dans un ailleurs libre, reposant.
Beaucoup de familles, nostalgiques, regrettent ce rituel en qui elles trouvent du plaisir.
Quant à moi, je suis peinée! Sans la peau des moutons, pas de ta’jira.
Achoura. Un mois après l’Aïd al-kbir, commémore le jour où le Prophète Moïse (Moussa) a traversé la mer Rouge avec son peuple, fuyant l’armée du Pharaon, il y a 3.000 ans.
Fête joyeuse. Ambiance unique, au rythme des tamtams. Les ruelles, les marchés, les souks, les centres commerciaux se transforment en théâtre de joie, sous les rythmes des tamtams auxquels s’adonnent commerciaux et clients. Les nuits, dans les quartiers populaires et dans les douars, les sons résonnent, rassemblant petits et grands, autour d’un feu et de chansons reprises en chœur.
Pas d’Achoura sans tamtams, tambourins, bendires… Or ces instruments de percussion sont faits à base de poterie et de peaux de mouton. Lesquelles peaux proviennent des moutons de l’Aïd. Lequel Aïd… Où les trouver, cette année?
À partir de cette déception, j’ai eu envie de lister toutes les pertes dues à l’annulation du sacrifice. Elles touchent de nombreux secteurs.
Les plus grands perdants? Les éleveurs de bétail. L’année dernière, c’est près de 5 millions de moutons qui ont été sacrifiés.
Ensuite, il y a l’industrie du cuir. La valeur de ces peaux atteindrait les 2 et 3 milliards de dirhams et leur diminution affecterait grandement la productivité du secteur, menaçant l’emploi de près de 50.000 travailleurs.
Les camionneurs, quant à eux, réalisent de gros chiffres d’affaires en transportant le bétail de région en région, de ville en ville. Ce qui concernerait, selon la même source, 20.000 à 30.000 travailleurs saisonniers.
Chômage pour les bouchers qui tournent de maison en maison.
Le marché des ustensiles de cuisine. Les ménagères et l’investissement à chaque veille de fête: bassins en plastique et autres ustensiles, couteaux, braséros, broches, barbecues…
Le marché des épices souffrira: tous nos plats sont délicieusement épicés.
Les aides domestiques. Certaines demandaient jusqu’à 500 dirhams pour deux ou trois heures.
Le charbon va connaitre, quant à lui, un congé. Et tous ces jeunes hommes, qui se mettent au commerce du charbon et du foin.
La vente des frigidaires et des congélateurs ne sera pas au rendez-vous.
Les chiens et les chats de quartiers qui se régalaient.
Les sociétés de financement sont privées d’un marché important.
Les éboueurs auront moins de travail pour nettoyer les dégâts des croyants!
Les plus heureux? Les hôteliers qui se frottent les mains à la perspective d’afficher complet avec ceux qui, heureux, ont converti leur budget mouton en budget vacances.
Maintenant que manger ce jour-là? Beaucoup envisagent d’acheter douara, panse de mouton, pour cuisiner les tripes, les brochettes…
Ce qui revient à sacrifier beaucoup de moutons pour que chaque famille ait sa douara! Résultat, son prix est passé de 200 dirhams à 1.000 dirhams!
Les plus sages, bons citoyens, se rabattent sur le poulet et le poisson.
Mais l’éthique n’est pas au rendez-vous. Ventes et achats clandestins. Hausse record des abattages non réglementés, malgré les contrôles par les autorités. Les prix de la viande ont flambé.
L’étonnant est la vente de tous les articles relatifs à cette fête, dans les grandes surfaces et autres lieux de commerce. Comme si le sacrifice n’a pas été annulé. Je suppose qu’il s’agit de marchandise stockée avant l’annonce de l’annulation. Mais, je me pose des questions quant à l’engagement citoyen de ces commerçants.
Seuls sont absents, cette année, les farracha (vendeurs sur les trottoirs) qui occupaient les rues, surtout dans les quartiers populaires, ajoutant une touche à l’ambiance de la fête.
Chez nous, nous disons: lahla ykhayyarna fi drare, que nous ne soyons jamais obligés de choisir entre deux maux. Cette année, il a fallu faire ce choix douloureux.
Même sans mouton, l’esprit de l’Aïd doit rester vivant. Une fête de partage, de solidarité, de retrouvailles familiales. Alors, que vous remplaciez boulefafe par un poulet, la douara par un poisson, ou par un sandwich dans une belle randonnée, l’important est de célébrer ensemble, dans la joie et la convivialité.
Tout en priant pour que la pluie soit généreuse les années à venir. Excellente fête. Qu’elle s’accompagne de joie et de paix universelle.