Ce fut un moment inoubliable, fort en symboles, où j’ai ressenti, avec une intensité rare, que l’on peut être prophète en son pays. Toute personne a besoin de reconnaissance. Il ne s’agit pas de flatter son ego, quoiqu’un petit chouïa, mais de réaliser que mon pays me reconnaît.
Être sociologue et écrivaine, c’est vivre dans un double regard: celui que l’on pose sur la société et celui que la société vous renvoie, parfois avec tendresse, parfois avec résistance.
Être sociologue, c’est avoir le don de lefdoule, la curiosité, de garder en alerte son regard et son écoute… avec indiscrétion. J’ai toujours été fdoulya. Ma pauvre mère, Allah Yarhamha, me disait: «Matateflite like hatta haja, Oudnik tay sam’ou nda» (rien ne t’échappe, tes oreilles captent la rosée). Et «abenti, chwitini bilsanaque» (ma fille, tu me grilles avec ta langue). J’ai fait de ma langue un outil pour briser des tabous.
Enfant, j’ai développé ces performances. Les raisons seront dans mon prochain livre, une biographie intitulée «Moi, la fille d’un prisonnier politique». Il prendra la voix d’une enfant malmenée par les activités d’un père, opposant politique.
Les adultes se muraient dans leur secret. J’ai dû faire de gros efforts pour capter leurs conversations, même à travers les murs, et les observer pour comprendre.
Grâce à cette sombre partie de mon enfance, j’ai développé ces performances. Je me suis sentie, naïvement, investie d’une mission: dénoncer les injustices. J’ai été cette enfant qui posait trop de questions, puis cette jeune femme qui écrivait ce qu’il fallait taire. Et cette sociologue qui donne la parole aux invisibles, aux oubliés, aux silencieux.
Être sociologue au Maroc, c’est accepter d’être parfois mal vue, mal comprise, dérangeante. C’est recevoir des compliments qui vous rappellent pourquoi vous avez choisi ce métier. C’est écrire avec le cœur lourd, mais l’espoir vivant.
Mon travail a été traversé par les silences des démunis, des exclus, des femmes, par les non-dits des familles, les violences discrètes, les espoirs tenaces, les transformations lentes de ce Maroc multiple, complexe, attachant. Ma patrie, qui m’a toujours habitée.
L’écrivain tisse des liens invisibles, mais puissants, avec des lectrices et des lecteurs ou, pour me faire plaisir, des fans. Beaucoup m’abordent pour me féliciter ou exprimer leurs désaccords. Ces échanges me nourrissent.
Les plus touchants sont ceux et surtout celles qui me remercient de les avoir accompagnés à travers leur adolescence, leur puberté, grâce à ce premier livre devenu ma carte de visite: «Au-delà de toute pudeur.»
Fin des années 80, j’ai réalisé que notre société n’était pas hermétiquement fermée. Lors des séances de signature, j’ai dédicacé des livres sur la sexualité… à la demande d’hommes, pour leurs filles, leurs sœurs, leurs épouses. Que de femmes m’ont avoué, avec humour, avoir reçu une gifle, une punition ou une remontrance après que leurs parents ont découvert chez elles ce livre. Une œuvre peut déranger, choquer, bousculer. C’est le signe qu’elle a touché juste.
J’ai eu le privilège de participer à des combats menés par nos associations, par des femmes et des hommes portés par la soif de justice et de dignité. Certains de ces combats ont abouti, avec des victoires qui réchauffent le cœur. D’autres sont en cours. La route est longue, mais l’espoir et la détermination résistent.
Si mes livres, mes chroniques, mes engagements ont pu ouvrir un débat, réveiller une conscience, bousculer un préjugé, j’en suis heureuse.
J’ai vécu les transformations profondes de notre société, les avancées notables de nos lois et de nos libertés. Une dynamique de progrès menée sous l’égide de Sa Majesté. Cette reconnaissance est un appel: continuer à écrire, à interroger, à déranger. C’est la mission du sociologue.
Ma devise? Observer, écouter, dire… Et ne jamais trahir les vies que l’on me raconte.
Je dédie cet hommage à toutes les femmes qui m’ont ouvert leur porte, sans me connaître, simplement parce que je venais poser des questions. Leur générosité spontanée, leur accueil sans condition m’ont bouleversée. Mes enquêtes sur le terrain ont été baignées dans une humanité sincère. Du bonheur, de la bienveillance et des éclats de rire.
Enquêter dans le monde rural est un véritable plaisir. Ces femmes, fortes, travailleuses, discrètes, silencieuses, mais toujours lumineuses, m’ont offert plus que des réponses: une part d’elles-mêmes, de leurs vies, de leur courage. Chaque rencontre est une leçon d’humilité, de dignité et de résilience.
Un seul obstacle: les chiens! Ceux qui vous accueillent avec une violence sonore et des crocs aiguisés. Un petit conseil aux jeunes sociologues: ayez toujours des pierres en poche (lhjare, elcourte, azrou) et apprenez à viser juste et à courir très vite!
Autre difficulté dans le monde rural: le soir, j’avais le ventre tendu, prêt à éclater, repu de lben, sicouque, couscous et autres délices bien marocains. Difficile de refuser. L’hospitalité est sacrée. Refuser, c’est blesser. Je mange dans une maison, je remange dans l’autre, je dis Allah yakhlef, même quand je ne peux plus respirer. Mais je suis fière d’appartenir à ce peuple si généreux!
Je dédie cet hommage aux femmes que l’on célèbre et à celles que l’on ne célèbre jamais. Engagée ou discrète, silencieuse ou combattante, chacune contribue au développement.
Aux hommes pour un geste simple, inscrire sa fille à l’école. Un acte de foi en l’avenir, une pierre posée sur le chemin de l’autonomisation féminine.
À mes parents, qui ont fait de moi une citoyenne responsable et engagée.
À Chakib Guessous, mon tendre compagnon de vie, qui m’a toujours boostée, soutenue, dans les moments de doute comme dans les élans de passion. Avec Chakib, nous formons un duo rare: le seul couple marocain d’écrivains à co-signer des publications. Une complicité intellectuelle qui nourrit notre engagement commun et nous évite des conflits domestiques, nguire.
Notre première œuvre commune, «Grossesses de la honte», étude pionnière sur les mères célibataires, a marqué le début d’un parcours à deux, fait de recherches, de débats passionnés et de cette volonté partagée de donner voix aux invisibles.
À mes filles, Selma et Ilham, pour tout l’amour, la force et la fierté qu’elles m’offrent chaque jour.
À ceux qui croient en moi, qui m’enveloppent de leur affection, à commencer par mes sœurs, mes piliers de toujours.
À mes amis, que je sollicite inlassablement, pour collecter de l’information, confronter mes idées, éclairer un doute, valider une intuition. Merci pour votre patience, vous les piliers invisibles de mon travail.
À la presse, qui m’a toujours soutenue.
Merci au ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication de me rappeler que le regard du sociologique, l’écriture sensible et les voix libres ont une grande place dans notre Maroc en mouvement.