Pour mieux comprendre l’adversité que nourrit l’Algérie des caporaux vis-à-vis du Maroc, il faut remonter bien loin dans l’histoire. C’est, notamment, l’exercice auquel nous a invités Bernard Lugan, éminent historien et africaniste français, lundi 3 octobre 2022, lors d’une conférence qu’il a donnée à Casablanca, dans le cadre du cycle «Le Grand Témoin» qu’organise Le360. S’exprimant sur la thématique «L’Algérie, le Sahel et l’avenir de l’Afrique», l’historien explique d’ailleurs cette haine sous le prisme du temps long.
Si le Maroc est un pays plus que millénaire, l’Algérie nourrit un véritable complexe autour de sa nature de jeune nation. «Il y a certes eu un Etat qui a existé dans, à peu près, les frontières actuelles de l’Algérie. C’est celui du royaume berbère, des Massæsyles, qui date du IIe siècle avant Jésus-Christ, détruit par Rome. Cela ne renie en rien l’existence, depuis, de nombreuses réalisations comme Tlemcen et Bougie (Béjaïa, Ndlr). Mais à la grande différence avec le Maroc, Tlemcen et Bougie n’ont jamais constitué un Etat, alors que Fès et Marrakech ont été le point de départ de l’empire marocain», a ainsi expliqué Bernard Lugan.
Pour lui, c’est là tout le problème du Maghreb central (l’Algérie actuelle), pris en étau entre le Maroc et Tunis, puisque toute son histoire va être celle d’une tentative de survie entre ces deux pôles qui l’entourent. «Les rares moments d’autonomie de Bougie et de Tlemcen vont être ceux de l’affaiblissement du Maroc ou de Tunis. Mais Tlemcen comme Bougie n’ont à aucun moment pu être la matrice d’une nation», a précisé l’historien.
Avec leur conquête de ce qui va être l’Algérie, les Ottomans vont considérer ces wilayas (provinces) «algériennes» comme des points essentiels, notamment pour contrer le Maroc. «Si l’Europe a pu échapper aux conquêtes turques, le mérite en revient au Maroc parce que la conquête turque va buter sur la Moulouya, grâce à une alliance entre le Royaume et l’Espagne», a tenu à préciser à ce propos l’intellectuel français.
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Pour autant, les Turcs n’ont pas laissé se développer un pré-Etat national en Algérie, comme ça a été le cas en Tunisie, en Libye et plus largement en Egypte. «Les responsables turcs à Alger vont vouloir maintenir le statut colonial avec des Ottomans à la tête de l’administration des trois wilayas qui vont constituer l’Algérie plus tard. Pour maintenir leur pouvoir, ils se sont appuyés sur les janissaires, une caste militaire dont les membres sont recrutés ailleurs qu’en Algérie, essentiellement en Europe», a rappelé Bernard Lugan.
Le pouvoir à Alger dépend ainsi étroitement de Constantinople, qui envoie cette force militaire. Cela va empêcher la naissance d’une élite locale pré-nationale.
A cela s’ajoute le facteur kabyle. «Les Ottomans ne sont jamais entrés en Kabylie. Entre la direction turque d’Alger et celle de Constantine, il faut passer soit par la mer, soit en achetant un droit de passage aux tribus kabyles. Cette donne a fait obstacle à toute évolution vers un Etat pré-national», a ajouté l’africaniste.
La grande «catastrophe» surviendra avec la colonisation française, plus précisément avec la fin de l’empire de Napoléon III. En 1870, la République et l’Etat-nation refont leur entrée en France. C’est ce qui va décimer tout ce qui pouvait encore exister comme élite en Algérie. «La République va jacobiniser et transformer les Algériens en Français suivant une logique universaliste et massificatrice», a indiqué Bernard Lugan.
Au moment de l’indépendance, les élites algériennes sont soit totalement francisées -et ont, de ce fait, été liquidées par le Front de libération nationale- soit dépassées par une nouvelle élite, révolutionnaire, issue du même FLN.
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«A contrario, au Maroc, il y a eu une continuité dans les listes des dignitaires du protectorat jusqu’à l’indépendance. Les élites traditionnelles se sont maintenues alors qu’en Algérie, elles ont été broyées. Tout comme en France où les élites régionales ont été broyées par la Révolution française et le jacobinisme. Heureusement pour le Maroc que Lyautey est arrivé plus tôt. On se souvient d’ailleurs de sa phrase: "Il ne faut surtout pas algérianiser le Maroc"».
Avec une Algérie indépendante, il faudra un mythe fondateur. Celui-ci va se construite autour de l’arabité, mais aussi d’une manipulation de l’histoire. «Dès les années 1946-1949, au sein du mouvement national algérien, vont exister deux courants: l’un berbériste et l’autre arabiste. Ce dernier, incarné par le FLN et Ben Bella, va l’emporter et se mettra à construire une fausse histoire voulant que l’Algérie a toujours existé, depuis l’avènement de l’islam, et que les Berbères, du moment qu’ils s’étaient convertis, appartiennent de facto à cette nation arabe. Oubliée donc l’Algérie laïque et multiculturelle des premières années de la lutte pour l’indépendance, mais ce non-dit ressort. C’était le cas lors du Hirak. Et cela, le système algérien ne peut pas le supporter. La rente de situation, qui ne tient que par cette manipulation, disparaîtra illico», a expliqué Bernard Lugan.
Bâti sur cette manipulation, le système algérien est fragile. «Plus il est fragile, plus il se durcit et plus il lui faut ses boucs émissaires traditionnels: nommons la France et le Maroc. En France, c’est facile puisque les élites vivent couchées tandis qu’au Maroc, c’est plus difficile parce qu’il y a plus de colonne vertébrale», a lancé l’historien.
Pour lui, le mythe fondateur algérien est né de cette conflictualité. Résultat: la main tendue du Maroc irrite plus qu’autre chose parce qu’elle vide cette logique de toute sa substance.