A l’instar de la sociologie, de la psychologie ou encore de l’anthropologie qui, durant le début du XXe siècle, ont prétendu à la scientificité, l’histoire, à son tour, revendique depuis un certain temps ce même statut de respectabilité. Ou du moins de sérieux, en intégrant le prestigieux club des sciences humaines et sociales.
Or, le fait est, et n’en déplaise à certains, que l’histoire est avant tout une méthode. Certes rigoureuse et sérieuse, mais une méthode quand même. Et en cela, elle est potentiellement l’objet de prismes déformants tels que l’idéologique, les croyances et la subjectivité individuelle ou collective. Elle est en quelque sorte l’expression du regard que porte une époque sur celles qui l’ont précédée. Le même artefact historique sera en permanence réinterprété, selon l’air du temps et l’école historique qui l’appréhende.
Mais à ceux me qui diraient que «cela va sans dire», je leur répondrais comme le ferait Talleyrand, en disant «certes, mais cela ira encore mieux en le disant».
Et je ne fais point ici l’apologie d’un quelconque relativisme. Loin de là. Car beaucoup de faits et d’évènements historiques ont bien eu lieu, cela est évident. Mais la signification qu’on leur donnera changera probablement d’une époque à l’autre, d’un historien à l’autre.
Cela étant dit, abordons désormais la question du «roman national».
Déjà il y a le mot «roman», qui vient signifier qu’il n’est aucunement ici question d’une quelconque prétention à la rigueur scientifique, mais davantage à un récit, qui, certes, part du réel, mais pour mieux le sublimer. Sa mission est donc tout autre. Elle réside dans la nécessité pour chaque nation et peuple de se forger un imaginaire et des mythes fondateurs, comme moyen d’instaurer du commun, du lien et une empathie collective qui va et regarde au-delà du nombril de l’étroit «individu».
Les problèmes apparaissent quand des historiens zélés viennent faire le procès du «récit» ou «roman national», avec pour chef d’accusation un manque de rigueur ou de véracité. Un peu à l’image de l’hypocondriaque qui fit graver sur sa future pierre tombale: «Je vous l’avais dit!» Mais de même que tout le monde sait que l’on va tous mourir, tous les individus savent que le roman national n’est pas un essai ou un traité historique, mais une croyance collective utile pour l’estime qu’un peuple porte pour lui-même et ses ancêtres.
Loin d’être un traité descriptif de l’histoire, le récit national exprime l’empreinte laissée par un évènement dans la mémoire et l’imaginaire collectif d’un peuple. Il est de ce point de vue une hiéro-histoire, dirait Mircea Eliade, ou Henry Corbin, autrement dit, une lecture ésotérique et sacrée des évènements historiques.
Cette «historialité», pour reprendre Corbin, qu’il faut distinguer de l’«histoire», nous extirpe en quelque sorte de la dimension aseptisée de l’approche historique. Elle permet à un peuple de se connaître par-delà la dimension factuelle, en accédant à la dimension symbolique de son être collectif.
Ainsi, quand un historien vient déconstruire un mythe ou un récit national, il est en cela semblable à un médecin légiste qui viendrait disséquer un cadavre, en croyant y trouver les fondements de la vie. Car oui, les mythes et les récits sont vivants, là où les faits et les évènements sont morts. De même, là où l’histoire nous informe, les mythes nous nourrissent.
Il en résulte que la réconciliation des deux loge dans la capacité des uns et des autres à ne point empiéter sur des terrains qui ne sont pas les leurs. Que les historiens fassent de l’histoire avec humilité sans prétendre à une vérité définitive, et que les peuples défendent leurs mythes et récits nationaux sans prétendre à l’exactitude historique.
Car si le mythe est vrai sur le plan du sens et du symbole, lui prêter une réalité historique exacte et indiscutable ne lui rend aucunement service. Bien au contraire, cela revient à l’enfermer dans les dimensions sépulcrales ou funéraires de l’évènement.