Comment, brique par brique, le Maroc édifie son propre complexe militaro-industriel

Le drapeau du Royaume du Maroc. (Y.El Harrak/Le360).

Le drapeau du Royaume du Maroc. (Y.El Harrak/Le360).

Après de nombreux projets isolés lancés post-indépendance, le Maroc a depuis quelques années trouvé la formule gagnante pour développer sa propre industrie militaire. Foncièrement rattachée à une vision royale globale qui transforme le pays en une véritable machine-outil, la stratégie nationale en la matière a pour piliers majeurs la multiplication des partenariats et la domiciliation du meilleur de la technologie. Décryptage.

Le 12/02/2025 à 07h13

L’information allait passer sous le radar (et c’est le cas de le dire) n’était-ce une laconique publication dans le Bulletin officiel. Le Maroc se dote d’une plateforme de production, excusez du peu, de drones nouvelle génération et ce, en partenariat avec l’un des géants mondiaux en la matière. Mercredi 29 janvier 2025, nous apprenions ainsi la création au Royaume d’Atlas Defense, une filiale du géant turc de l’industrie aéronautique et de la défense Baykar, celui-là même qui se trouve derrière les redoutables drones Bayraktar TB2 et Akıncı. En vue: la conception, le développement, la fabrication et la maintenance de drones. L’entreprise ambitionne de concevoir et d’assembler des systèmes technologiques destinés à l’industrie de la défense, notamment dans les domaines de la surveillance, de la reconnaissance et des communications. Son activité englobera également la production d’équipements électroniques, optiques et mécaniques, utilisés dans des applications militaires et industrielles.

Quelques mois auparavant, précisément le 27 septembre 2024, l’Administration de la défense nationale annonçait la conclusion d’un partenariat stratégique avec Tata Advanced Systems Limited (TASL), filiale du conglomérat international Tata Group. Objectif, la production locale du véhicule de combat terrestre WhAP 8x8, à l’usine baptisée TATA Advanced Systems Maroc (TASM). Le projet sera réalisé dans un délai maximum de trente-six mois avec un taux d’intégration locale de démarrage de 35% porté à terme à 50%.

À eux seuls, ces deux lancements résument le rôle pionnier que le Maroc joue désormais dans le développement d’une industrie de défense performante. Ils ouvrent également des perspectives prometteuses pour les investisseurs intéressés par les secteurs de la défense et de la haute technologie. Ils apportent également la preuve que sitôt tracée, la stratégie industrielle du pays en matière de défense commence à prendre forme. Pas plus loin que le 1er juin dernier, le roi Mohammed VI donnait le coup d’envoi de deux futures zones d’accélération industrielle de défense. C’était à l’occasion d’un Conseil des ministres présidé par le Souverain. Le 27 du même mois, la décision était publiée dans le Bulletin officiel. Autant dire que depuis, le cours des événements, entamé dès 2022 avec un accord entre le Royaume et l’État d’Israël pour la création de deux usines dédiées aux avions sans pilote, s’est accéléré.

Et ce n’est pas fini. D’autres opérateurs et investisseurs se tâtent. Le 30 novembre dernier, le Maroc a signé un mémorandum d’entente avec le géant brésilien Embraer, portant sur le lancement de projets industriels conjoints, couvrant notamment les domaines de l’aviation commerciale, de la mobilité aérienne urbaine…et de la défense. Dans un entretien exclusif accordé à Le360, Arjan Meijer, président-directeur général du géant brésilien Embraer Commercial Aviation, était on ne peut plus clair: «Embraer souhaite également travailler avec le gouvernement et les Forces armées royales (FAR) pour établir une collaboration industrielle significative dans le domaine de la défense. Le Maroc est un partenaire extrêmement important et nous souhaitons porter nos relations à un niveau supérieur».

À la même période, et toujours au micro de Le360, Éric Lenseigne, vice-président chargé de la guerre des drones au sein du groupe technologique français Thales, un des leaders mondiaux des technologies de défense et d’aérospatial, ne disait pas autre chose. «S’il y a des dispositions qui peuvent faciliter notre participation à la mise en place des futures zones d’accélération industrielle militaires au Maroc, nous les étudierons certainement et déterminerons notre valeur ajoutée en partenariat avec l’industrie locale», affirmait-il. Et d’ajouter: «Nous sommes ouverts à toutes les coopérations qui peuvent permettre d’accroître notre présence industrielle dans le Royaume tout en servant nos clients

On l’aura compris, la stratégie industrielle du Maroc en matière de défense, c’est du sérieux, du solide et c’est appelé à prospérer, avec la technologie comme critère de choix et d’investissement. À telle enseigne que le voisin algérien s’agite. Contre la Turquie d’abord, le régime d’Alger ayant cru s’attirer ses faveurs en lui ouvrant grand son marché. Même au sein de la nomenklatura, des voix s’élèvent pour dénoncer le fiasco de ce calcul. Vis-à-vis de l’Inde, c’est le rapprochement qui est actuellement tenté. La semaine écoulée, le chef de l’armée algérienne, Saïd Chengriha a effectué un déplacement à New Delhi pour «renforcer la coopération militaire» entre son pays et l’Inde. Le calendrier choisi interpelle à plus d’un titre.

Ce que le régime d’Alger en l’occurrence semble ignorer, c’est que la stratégie marocaine fait partie d’un tout, soit le développement de tout l’écosystème industriel du pays, et qu’elle n’est pas née d’hier.

«Dès l’indépendance, la volonté politique d’implanter une industrie de défense a été clairement définie», résume d’emblée un administrateur au sein du bien informé Forum Far Maroc. Peu le savent mais à peine sa souveraineté retrouvée, le Maroc a choisi de s’associer à l’italien Beretta pour initier ce chantier. Une usine de 10.000 m2 est d’emblée sortie de terre à Fès. «Cette unité avait pour vocation de produire des armes– fusils et pistolets– et des munitions. On a compris très tôt que disposer d’armes ne suffisait pas si l’approvisionnement en munitions n’était pas assuré en continu. Sans munitions, les armes perdent toute leur utilité», ajoute-t-il. Cette première expérience a néanmoins été rapidement mise à l’épreuve par la nécessité d’adapter l’appareil de production aux réalités économiques et organisationnelles de l’époque. Les objectifs tracés n’ont finalement pas été atteints et un plan de restructuration a suivi.

Cependant, une nouvelle ambition a pris forme dans les années 80 via la société Aerospace Moroccan. À l’arrivée, plusieurs prototypes d’un avion de formation conçus et présentés. «Une commande de 24 appareils avait même été envisagée pour les Forces Royales Air, mais le coût exorbitant de la guerre des sables et du conflit du Sahara a fait capoter ce projet», explique-t-on.

Une stratégie industrielle globale

La prise de conscience de la nécessité de se doter d’une industrie de défense n’en a été que renforcée. «Face à un voisin hostile, il était évident que nous ne pouvions compter que sur nous-mêmes. La coupure brutale des livraisons de munitions et de pièces détachées par certains alliés, notamment les États-Unis sous l’administration Carter, a donné à réfléchir et le Maroc s’est remis à investir dans une production nationale, afin de ne plus se retrouver à court de moyens essentiels lors d’un conflit», souligne notre source.

Cela étant, il aura fallu l’avènement du règne de Mohammed VI pour que les choses sérieuses commencent. La stratégie est globale: installer des bases solides pour un développement industriel tous azimuts, de l’automobile à l’aéronautique en passant, bien entendu, par la défense. «Il s’agissait non seulement de renforcer les infrastructures existantes, mais aussi d’en créer de nouvelles pour permettre l’émergence de secteurs à haute valeur ajoutée, en ciblant des domaines stratégiques. Le Roi a veillé à ce que le Maroc puisse intégrer des filières d’avenir capables de générer des emplois qualifiés et d’attirer des investissements étrangers».

À la première stratégie Émergence ont ainsi succédé celle des Nouveaux métiers du Maroc et, actuellement, celle du Plan d’accélération industrielle. Tout un écosystème a été développé au fil des années, aboutissant à la production en cours de divers armements et d’équipements militaires. Des projets tels que la production du blindé Tata et celle des drones Bayraktar sont le résultat de décennies de travail, de coopération technologique et de vision stratégique. Le tout est tiré par une véritable success-story, celle de l’automobile. Avec 700.000 unités produites par an, le Royaume apporte toute l’étendue de la réussite de son modèle industriel.

Politologue et fin observateur de l’évolution industrielle du Maroc, le chercheur égyptien Alae Bayoumi confirme. «Le Maroc a fait de son industrie automobile un véritable laboratoire d’idées et d’innovation. Le pays a commencé tôt, lancé plusieurs projets plus ou moins valables avant de trouver la bonne formule ces 10-15 dernières années. Celle-ci est peu à peu déclinée sur nombre d’autres secteurs, comme l’aéronautique ou encore l’armement. Ce travail de longue haleine fait aujourd’hui du Maroc non seulement un acteur industriel de premier ordre, mais un partenaire international de choix», explique-t-il dans une vidéo dédiée.

Contre la rareté, la diversification

Le succès de cette démarche repose sur la capacité du Maroc à nouer des partenariats variés et solides, garantissant non seulement l’accès aux technologies les plus avancées, mais aussi une certaine autonomie dans la maintenance, l’entretien et la formation des équipes locales. Le recours à plusieurs partenaires internationaux– des Turcs aux Indiens en passant par les Israéliens– n’est pas anodin. Il repose sur une volonté de diversification stratégique: en multipliant les sources d’approvisionnement et de transfert technologique, le Maroc évite la dépendance vis-à-vis d’un unique fournisseur. Une erreur commise notamment par le voisin algérien qui dépend presque entièrement de son fournisseur russe.

«Nous savons tous que lorsqu’un pays est traditionnellement le client d’une source d’approvisionnement donnée en armement, il devient conditionné. L’armement vient avec une technologie spécifique, une formation précise et la possibilité d’une interopérabilité. Il est ainsi difficile de changer de fournisseur du jour au lendemain et on ne peut le faire que progressivement», nous expliquait Mohammed Loulichki, ancien ambassadeur-représentant du Maroc à l’ONU, aujourd’hui Senior fellow au Policy Center for the New South (PCNS), spécialiste en diplomatie et résolution des conflits.

Là encore, le travail de diversification n’a pas commencé hier. Dès 2006, le royaume a collaboré avec la France et la Belgique pour moderniser la flotte de Mirage F1, et avec Israël pour adapter et moderniser les avions Northrop F5, pour passer du standard Tiger 2 au standard Tiger 3, offrant ainsi un transfert de technologie indispensable à la montée en compétences des ingénieurs marocains, fait-il remarquer.

De même, la modernisation des Alphajets en 2009 en collaboration avec des experts français démontre que l’industrie de défense marocaine ne se contente pas d’acheter des systèmes– elle apprend à les concevoir, à les adapter et, surtout, à les entretenir.

L’exemple de l’artillerie Sol-Air, dont le noyau a été développé en 2011 avec les Chinois, illustre cette stratégie: l’équipement est non seulement produit localement, mais bénéficie également d’un transfert de savoir-faire complet.

Si vis pacem, para bellum

La logique est également économique et diplomatique. Le marché intérieur, limité en termes de taille, ne justifie pas à lui seul les investissements massifs nécessaires à une production d’armes à grande échelle: «C’est pourquoi le Royaume mise sur la coopération civile et la conquête de nouveaux débouchés en Afrique. Depuis 25 ans, sous l’impulsion du roi Mohammed VI, le Maroc a tissé des liens économiques, politiques et diplomatiques solides avec un nombre important de pays africains, offrant ainsi une plateforme d’exportation pour ses produits industriels», relève notre source à FAR Maroc.

Ce réseau de coopération permet non seulement de rentabiliser les investissements dans l’industrie de défense, mais également de renforcer les partenariats sécuritaires. «La capacité de produire localement des munitions, des drones et d’autres équipements militaires offre au Maroc un levier diplomatique dans ses relations avec des pays amis et frères», ajoute notre interlocuteur. En développant une capacité de production exportable, le royaume s’inscrit dans une dynamique régionale qui, tout en renforçant ses alliances, contribue à la stabilité et à la sécurité sur l’ensemble du continent africain

L’industrie de défense marocaine se présente ainsi comme un modèle de coopération intégrée, capable d’absorber des technologies variées et de les adapter aux besoins spécifiques d’un environnement sécuritaire en constante évolution. Cette flexibilité est d’autant plus cruciale dans un contexte international marqué par des tensions géopolitiques et une concurrence accrue dans le secteur de la défense. En multipliant les partenariats– de Beretta à Tata, en passant par Baykar, Israël Aerospace Industry et bien d’autres– le royaume prouve qu’il est possible de conjuguer souveraineté, innovation et rentabilité. Ceci, avec une doctrine aussi claire que propre au Maroc: s’équiper en fonction de ses besoins et non selon les moyens des autres.

«La doctrine marocaine, c’est beaucoup plus la technologie, le matériel qu’il faut, là où il faut. Un terrain où l’intelligence, le renseignement ou encore la balistique jouent un rôle essentiel. En cela, il est davantage dans l’air du temps. Une guerre se gagne avec un matériel performant et suffisant. Mais tout est de savoir choisir ce matériel, en fonction des circonstances, du terrain, d’une doctrine donnée et des règlements d’utilisation», indique Abdelhak Bassou, spécialiste en affaires sécuritaires et de défense, également Senior fellow au Policy Center for the New South.

La même approche est adoptée en matière d’acquisitions. «Le Maroc investit intelligemment, sélectivement et qualitativement pour se donner les moyens d’appliquer sa politique, essentiellement défensive… On peut disposer d’une centaine de chars mais lorsqu’une dizaine de ceux-ci peuvent être détruits toutes les heures ou tous les jours par un petit dispositif, il y a certainement des enseignements à tirer». L’allusion est à peine voilée. C’est le voisin, qui prévoit quelque 25 milliards de dollars d’achats en armes lourdes cette année, qui est en question. En face, et bien qu’important, le budget de 13,5 milliards de dollars alloué cette année par le Maroc paraît bien maigre. La différence est d’abord celle des objectifs recherchés. «Nous avons une vision royale qui entend conduire le Maroc vers une société paisible, développée, démocratisée et ouverte sur le monde, politiquement, diplomatiquement et culturellement. Nous ne sommes contre personne. Mais lorsque ce voisin immédiat s’arme de cette manière, tout pays est en droit de chercher à répondre à une tendance aussi agressive», conclut Loulichki. Là est toute la différence.

Par Tarik Qattab et Hajar Kharroubi
Le 12/02/2025 à 07h13